Il y a encore deux siècles, le royaume du Siam, et en particulier le Nord, était couvert de forêts épaisses et luxuriantes, habitées par une faune abondante. Malgré 4 000 ans de pratique de l’agriculture, les hommes n’avaient guère d’impact sur l’habitat des tigres, léopards, éléphants, rhinocéros, et autres biches sauvages.
Pour l’amour du teck
C’est l’attrait pour le bois, notamment le teck, réputé pour sa beauté et sa longévité, qui a changé le visage des forêts de Thaïlande. Au19e siècle, sous le poids des accords commerciaux et des traités avec l’Empire britannique, le teck commence à être exploité dans les forêts du Nord. La Grande-Bretagne, qui mène cette activité depuis la Birmanie, est rapidement suivie par la France et le Danemark. Dans les années 1880, le commerce du teck s’intensifie, atteignant 43 000 tonnes par an en 1889.
Carte de la déforestation en Asie. Illustration: Philippe Rekacewicz, UNEP/GRID-ArendalEn 1896, le Royal Forest Department (RFD) est créé pour réguler les coupes. Au départ sans grand pouvoir, il ne prendra le contrôle des forêts du pays qu’en 1960. Dans les années 1980, un quart des terres du pays étaient destinées à l’exploitation du bois. Le RFD fixait des quotas, accordait certains droits et récoltait les taxes.
Mais les nombreuses lois destinées à limiter les dégâts et à encourager la régénération des forêts furent inégalement respectées. Face au taux annuel de déforestation qui atteignait 6 % à la fin des années 1970, les villageois, voyant leur gagne-pain menacé, se révoltèrent. Mais c’est finalement un désastre écologique qui mit un coup d’arrêt au commerce du bois en Thaïlande.
En novembre 1988, le Sud de la Thaïlande connut une des pires inondations de son histoire
Plus de 370 personnes périrent dans un torrent d’eau, de boue et d’arbres abattus qui dévalèrent en détruisant tout sur leur passage. Les dommages furent estimés à 120 millions de dollars. L’opinion publique imputa ce désastre au commerce du bois. En janvier 1989, le Cabinet décida de fermer les exploitations forestières en Thaïlande.
Le décret, toujours en place, ne fit que déplacer le problème dans les pays voisins comme le Myanmar ou le Cambodge. Ainsi, pendant les années 1990, le taux de déforestation dans les pays frontaliers avec la Thaïlande ne cessa de grimper jusqu’à être le plus élevé du monde.
Même en Thaïlande, l’interdiction d’exploiter le bois n’eut pour effet dans le meilleur des cas que la baisse du taux de déforestation.
Les exploitations illégales demeurent problématiques, tout comme le défrichage pour les besoins de l’agriculture, des infra-structures et des projets gouvernementaux. Sans compter l’abattage d’arbres pour les constructions locales, le ramassage de bois combustible, et les feux de forêts.
L’objectif du gouvernement est que 40 % du territoire soient couverts de forêts, dont 25 % de forêts préservées (parcs nationaux, sanctuaires de la vie sauvage). Il est loin d’être atteint. En 2005, le couvert forestier ne représente que 24,5 % du territoire, et continue de diminuer.
Conséquence de la déforestation, plusieurs espèces animales ont disparu.
La Thaïlande a le triste privilège d’être le seul pays à avoir récemment vu s’éteindre une espèce de biche, la biche de Schomburgk. Au début du siècle dernier, les agriculteurs transformèrent son habitat marécageux en rizières, et les animaux rescapés furent abattus par des chasseurs.
Les sous-espèces thaïlandaises de la biche d’Eld sont sans doute amenées à disparaître aussi. Elles ne subsistent que dans les zoos, et les tentatives de les réintroduire en milieu naturel ont toutes échoué.
La déforestation a aussi rayé de la carte de Thaïlande les rhinocéros de Java et de Sumatra, ainsi que le kouprey (bœuf sauvage). Il reste moins de 40 buffles d’eau dans le sanctuaire de Huay Kha Khaeng. D’autres espèces de bétail sauvage, comme le banteng et le gaur, survivent à peine sous forme de populations réduites et isolées. Même sort pour les éléphants d’Asie : il n’en reste que quelques centaines.
Pourtant, il y a encore beaucoup d’espèces que l’on peut protéger. La forêt thaïlandaise concentre selon les estimations 9 % de la biodiversité mondiale totale. La faune de Thaïlande compterait environ 15 000 espèces dont 285 mammifères, 934 oiseaux, 325 reptiles et 110 amphibiens.
Avec la création des premiers parcs nationaux du pays, au début des années 1960, les Thaïlandais ont mûri l’idée que les forêts devaient être protégées pour la vie qu’elles abritent, et non pour le bois.
Selon le décret des parcs nationaux de 1961, ces espaces doivent être « protégés dans leur état naturel pour soutenir l’éducation publique et les loisirs ».
Aujourd’hui, 81 parcs terrestres et 21 parcs maritimes couvrent plus de 10 % du territoire thaïlandais
Les sanctuaires de faune sauvage, bien que moins nombreux, sont en général plus vastes. Ils ont été créés en 1960 pour la « préservation de l’habitat de la faune sauvage, afin de donner aux animaux la possibilité de se reproduire et de se multiplier dans leur environnement naturel ».
Les 55 sanctuaires en Thaïlande ne sont pas destinés au tourisme – du moins officiellement. Ils protègent les espèces sauvages les plus significatives. Au total, ce sont 92 000 km2 qui sont protégés, soit près de 18 % du territoire, un des taux les plus élevés du monde. Cependant, déclarer une zone « protégée » ne suffit pas toujours à la mettre à l’abri.
Dans les années 1980, une polémique sévit au sein du sanctuaire de faune sauvage de Tung Yai. L’Electricity Generating Authority de Thaïlande eut l’idée de construire un barrage de 187 mètres sur un affluent de la rivière Kwai Yai. Le lac de retenue aurait divisé le sanctuaire en trois fragments, détruisant l’habitat de la faune locale et perturbant les routes migratoires des éléphants.
Plus de 40 groupements écologistes s’associèrent pour lutter contre la construction du barrage. En avril 1988, le gouvernement retira son projet. Pour la première fois en Thaïlande, les écologistes avaient eu gain de cause, et l’environnement faisait son entrée dans les agendas des ministres.
Après quelques succès de taille, les mouvements de protection de l’environnement se firent plus discrets pendant la crise économique de la fin des années 1990.
Le tourisme commença à s’étendre dans les parcs nationaux, comme à Koh Chang ou à Doi Suthep-Pui. D’autres zones furent victimes de coupes sauvages. Aujourd’hui certaines « forêts protégées » ne sont plus que des champs de souches et d’herbes. Que devrait-on donc faire de ces terrains mis à nu, qui font partie des espaces protégés, censés promouvoir la biodiversité ?
Réparer les dégâts ?
La reforestation semble être la solution la plus évidente. Mais, attention, bien des pratiques se cachent derrière ce vocable. La première tentative de reforestation en Thaïlande a consisté à planter des pins ou des eucalyptus. Dans le Sud, des plantations d’hévéas et de palmiers à huile ont également remplacé d’immenses zones forestières.
Cinq millions d’hectares, soit un tiers du couvert forestier de la Thaïlande, sont ainsi plantés avec un seul type d’arbre : on est bien loin des dizaines d’espèces qu’abrite une forêt naturelle. Souvent, les plantations ne sont pas adaptées aux besoins des villageois, ce qui suscite des conflits – allant jusqu’aux incendies de plantations.
Dans les années 1980 et 1990, des compagnies locales et multinationales, comme Shell, ont défriché des forêts pour y établir des plantations d’eucalyptus. Les écologistes ont mené un combat virulent et obtenu que ces plantations commerciales soient interdites dans les réserves forestières. En effet, si ce type de plantations con- vient à la production de marchandises industrielles, bois et papier, elles n’offrent ni la diversité d’habitats naturels des forêts qu’elles remplacent, ni la gamme de produits nécessaires à la survie des villageois.
Il fallait donc innover pour restaurer les écosystèmes forestiers dans toute leur diversité, ce qui fut exprimé au début des années 1990 lors du Golden Jubilee du roi Bhumibol Adulyadej. En 1994,
le gouvernement se fixa comme objectif de replanter 8 000 km2 de forêt en utilisant plus d’une centaine d’espèces locales.
Cette initiative de reforestation respectueuse de la nature suscita un grand enthousiasme auprès des locaux, des écoliers et des ONG, qui ont soutenu le projet. Mais au-delà des intentions nul ne savait comment faire pousser une telle diversité d’arbres, qui ont chacun des besoins spécifiques…
Il était donc temps pour la recherche de comprendre comment recréer les écosystèmes forestiers. Pour y parvenir, le Forest Restoration Research Unit (FORRU) fut créé en 1994 au sein du département de biologie de l’université de Chiang Mai, en collaboration avec le parc national de Doi Suthep-Pui. Depuis 1994, l’équipe a compris le fonctionnement des espèces forestières indigènes et sait désormais comment les planter et les entretenir. Un système efficace de restauration de forêts sur sites dégradés est né.
Près de 20 à 30 espèces sont plantées, pour stimuler la régénération naturelle d’une forêt et attirer la faune sauvage. En l’espace de 6 ans, la structure et le fonctionnement des écosystèmes peuvent ainsi être restaurés. Pour chaque espèce d’arbre plantée, deux recrues supplémentaires se développent par elles-mêmes et le nombre d’espèces d’oiseaux varie du simple au double. Faire renaître la forêt ne serait plus une utopie… à condition de faire vite, et de protéger ce qui peut encore l’être.
Stephen Elliott, fondateur du FORRU, docteur en gestion des forêts et ressources naturelles (université d’Edimbourg). Il enseigne l’écologie et la gestion de la faune sauvage à l’université de Chiang Mai depuis 1986 ([email protected]).
Pour plus d’informations, lire How to Plant a Forest sur le site www.forru.org, ou commander une version imprimée ([email protected]).
Cet article a été rédigé à partir d’extraits de « Thaïlande – The Natural Guide », guide pour voyager autrement en Thaïlande, publié sous la direction d’Eléonore Devillers.
Disponible en librairies, sur viatao.com ainsi que sur amazon.fr: Thaïlande, Natural Guide