Malgré son nationalisme et son conservatisme apparent, la société thaïe s’ouvre petit à petit sur le monde. L’un des signes de cette ouverture se constate dans l’importance médiatique accordé aux Luk Krung.
Qu’est-ce qu’un Luk Krung ?
Un Luk Krung (ลูกครึ่ง) – littéralement un demi-enfant – nait de l’union d’un père ou d’une mère thaï avec un étranger.
Théoriquement, cela inclut les enfants nés de deux parents asiatiques, mais le terme est généralement compris comme un enfant né d’un parent thaï et d’un parent originaire d’une autre région que l’Asie de l’est.
Selon cette définition, le plus célèbre de tous les Luk Krung est sans conteste Tiger Woods, bien qu’il n’affiche pas beaucoup de liens affectifs avec la Thaïlande.
D’autres, en revanche, ont tiré profit de leur origine et sont présents en masse dans les médias locaux. On les retrouve dans la musique mais surtout dans les pubs, les séries télés et le cinéma.
Dans les séries TV, le cinéma, le sport…
Ainsi, dans l’industrie musicale, la jeune star Palmy mais surtout Bird Thongchai et ses 25 millions de disques vendus (!), le Johnny Hallyday local, sont des Luk Krung.
D’autres, aux noms exotiques pour la Thaïlande, s’illustrent dans le mannequinat, les films, les pubs ou les séries télés à l’eau de rose.
Dans cette catégorie, mentionnons Ranee Campen, Rasri Balenciaga, Kimberly Ann Voltemas, Urassaya Sperbund, Nadech Kugimiya, Ann Thongprasom ou encore la franco-thaïe Florence Faivre.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, les deux plus grandes stars du cinéma thaï sont des Luk Krung, à savoir Mario Maurer et Ananda Everingham.
Pour se convaincre de l’importance des Luk Krung au cinéma, évoquons le film Freelance.
Comédie romantique de l’année, le metteur en scène a donné les trois rôles principaux à des eurasiens: deux talentueuses Belgo-Thaï, Mai-Davika Hoorne et Violette Wautier, et un célèbre acteur Franco-Singapouro-Thaï, Sunny Suwanmethanont.
Le phénomène s’est récemment étendu au football avec l’éclosion sportive du Suisso-Thaï Charyl Chappuis – surnommé Chapouille par les Thaïlandais.
Nouvelle coqueluche des médias, il doit sa popularité aussi bien à son physique de mannequin qu’à ses performances sportives.
Depuis 2013, date de son arrivée dans le championnat thaïlandais – il joue à Suphanburi –, l’ancien champion du monde des moins de 17 ans avec la Suisse a déjà inscrit cinq buts après seulement huit sélections avec l’équipe nationale thaïlandaise!
Mais aussi dans la politique ou la noblesse
En politique, les Luk Krung sont peu nombreux mas ils existent bel et bien. Mentionnons les frères Ungpakorn, ainsi que Mechai Viravaidya, ancien ministre et véritable fer de lance de la lutte contre le Sida dans le Royaume.
Curieusement, les Luk Krung ne sont pas un phénomène de roturier puisque même la noblesse thaïe en compte quelques-uns. A l’époque, deux fils du roi Chulalongkorn ont épousé des étrangères.
Le Prince Rangsit, l’oncle du roi actuel, s’est ainsi marié avec une Allemande, donnant naissance en 1924 à la princesse Charulaksana Kalyani Rangsit.
Quant au frère du Prince Rangsit, Chakrabongse Bhuvanath, il épousa une Ukrainienne. De cette union naquit le prince Chula Chakrabongse.
Lui-même s’étant marié avec une européenne, Mom Ratchawong Narisa Chakrabongse fut le fruit de cette union.
Pleine de vie, cette dernière, dont le physique ne préfigure pas du tout qu’elle est Thaïlandaise, possède un titre officiel – Mom Ratchawong – mais sans toutefois pouvoir prétendre aux fonctions royales.
Cela ne l’empêche pas d’être reconnu socialement pour ses activités caritatives et via la popularité de son fils Hugo, lui-même un Luk Krung, star de la scène musicale thaïlandaise.
Autre exemple, la princesse Ubolratana Rajakanya, né à Lausanne et première fille du roi actuel, épousa un Américain, renonçant par la même à ses prérogatives de princesse.
Résultat de cette union, Rama IX possède deux petites filles Luk Krung d’une trentaine d’années.
Comment expliquer cette réussite ?
Le succès médiatique et la popularité dont jouissent ces métis en Thaïlande est unique en Asie. Nul autre pays de ce continent, à l’exception des Philippines, n’offre en effet une telle visibilité à des binationaux ou à des artistes ayant en partie des origines lointaines.
Alors comment expliquer ce phénomène ?
Si les Luk Krung ont vu leur nombre fortement augmenter pendant la guerre du Vietnam suite au stationnement des troupes américaines en Thaïlande, ils étaient d’abord mal vus, leurs mères subissant les sarcasmes de la population.
Des formes de discriminations peuvent encore exister vis-à-vis de métis issus de parents afro-américains mais, avec le temps, à partir de la fin des années 80, la perception des Luk Krung dans la société thaïe a fini par évoluer.
Précédemment mis de côté, certains sont devenus des icônes de la mode et du Show Business.
Aujourd’hui, tous ne deviennent pas des stars mais ceux qui réussissent sont appréciés avant tout pour leurs traits physiques: leur teint clair, la forme de leurs yeux et leur nez sont leurs atouts.
Au-delà de leur apparence, ils sont prisés par les publicitaires et les grandes marques pour l’image moderne et dynamique qu’ils renvoient. Quant aux réalisateurs de cinéma, ils apprécient leur sens artistique, leur expérience cosmopolite et la confiance qu’ils dégagent.
A première vue, ce succès des Luk Krung va à l’encontre du nationalisme thaï. Mais à y regarder de plus près, leur réussite est sans doute une expression contemporaine du modèle assimilationniste de la société thaïe qui, depuis le 19ème siècle, s’efforce d’intégrer les étrangers dans le giron de la communauté nationale, parfois sans discernement.
On peut aussi voir ces demi-enfants et leur réussite comme le reflet parfait d’un monde en transition, allant d’une société fixe et traditionnelle vers une société moderne et mondialisée.
En somme, étant des moitiés, les Luk Krung qui réussissent sont l’emblème d’une légère évolution sociétale, et viennent ainsi indirectement questionner les limites mêmes de la citoyenneté nationale en Thaïlande.