Koung est née il y a 50 ans, dans un village de l’Isan près de Roi Et. Après elle, sept petits frères. Ses parents sont paysans, ils cultivent du riz pour nourrir les onze bouches qui vivent sous leur toit, enfants et aïeux. Koung est l’aînée.
A l’âge de douze ans, ses parents l’envoient travailler à Bangkok pour compléter le revenu familial qui ne suffit plus.
Elle atterrit au centre de la capitale, dans une résidence de Phaya Thai qui loge des étrangers, pour la plupart cadres expatriés de grosses entreprises occidentales. Tous les jours de la semaine, elle fait le ménage pour eux, la cuisine, lave le linge, porte leurs bouteilles d’eau. Grouillante, polluée, impersonnelle, la ville l’impressionne.
Sa maman, ses rizières, ses frères lui manquent. « Je pleurais toutes les nuits, mais je ne pouvais pas rentrer, il fallait que je gagne l’argent pour mes frères. » Le billet de bus pour Roi Et coûte 40 bahts ( 1 €) et elle ne peut pas se l’offrir.
Elle doit continuer à travailler pour envoyer à sa famille 250 bahts par mois (50 €) sur les 300 qu’elle gagne à la résidence. Elle n’a qu’un tee-shirt et un sarong, un tissu qu’elle drape pour se faire une jupe.
Ce déchirement, c’est la vie de centaines de milliers de jeunes femmes de l’Isan, qui chaque année partent glaner un peu d’argent pour nourrir leur fratrie. Certaines travaillent dans des centres de massage, des bars, ou comme prostituées.
« Je suis venue ici il y a 9 ans, pour gagner de quoi payer l’école à mes enfants », raconte Ning, masseuse à Sukhumvit. « Depuis, je les vois 4 fois par an. »
Beaucoup vont travailler dans les stations balnéaires du Sud, Phuket, Koh Samui, le temps de la haute saison ou pour plus longtemps.
Les exilés
Lorsque la grande sœur rentre au village, avec ses vêtements à la mode et son téléphone portable, elle suscite l’admiration et l’envie. Ses petites sœurs savent que c’est grâce à elle que leur papa a un nouveau motoculteur et que la maison a un nouveau toit bleu rutilant. Il n’y a qu’un pas pour qu’elles partent, elles aussi, vers cet eldorado inconnu et fascinant.
Les garçons qui débarquent à Bangkok, eux, vendent des fruits dans la rue, deviennent chauffeurs de touk-touk puis de taxi. Pas étonnant que les chauffeurs de taxi demandent la route à leur passager : n’importe quel touriste connaît mieux Bangkok que les novices du métier fraîchement arrivés de la campagne.
Parfois c’est le chef de famille qui part. Dans la maison de Fon, pas loin de Khon Kaen, les femmes s’affairent à la cuisine pour concocter un repas de fête. On célèbre le départ du père de famille pour Abou Dhabi. Il sera ouvrier sur un chantier gigantesque, avec d’autres hommes, venus du Sri Lanka, du Bangladesh, du Laos.
Il ne reviendra pas avant un an, voire deux, selon ses économies. La famille s’est endettée auprès de l’entreprise pour obtenir un permis de travail, et payer un passeur qui facilitera son voyage. Tout le monde est triste, même si ça ne se voit pas sur leur visage. Jotmai thung pho, une chanson populaire célèbre, évoque la lettre d’un enfant à son père parti travailler à l’étranger.
Agriculture à la dérive
Les habitants de l’Isan ont toujours cultivé le riz gluant, base de leur alimentation quotidienne. Les rites agraires et religieux y sont intimement mêlés. Avec l’arrivée des commerçants chinois et le développement des routes, dans les années 1950, les échanges se sont monétarisés, le troc a disparu. La société moderne impose un nouveau besoin, l’argent.
Les cultures d’exportation se développent, comme le manioc, qui va nourrir les porcs en batterie des Européens, ou la canne à sucre. Ces nouvelles cultures remplacent les cultures vivrières, et les paysans de l’Isan deviennent dépendants des fluctuations des prix de ces produits sur le marché mondial.
Et puis, il y a la démographie. A chaque génération, la terre familiale est divisée entre les enfants. Les exploitations ainsi morcelées rapportent de moins en moins, et les années 1980 marquent le début de l’exode rural. Comble de malchance pour cette région agricole, les sols sont plus pauvres en Isan, et les pluies très imprévisibles.
A une sécheresse peut succéder une inondation soudaine, qui risque de noyer les jeunes plantules de riz fraîchement repiquées, et anéantir la récolte. Les opportunités de travail sont rares, il y a peu d’industrie et l’agriculture offre un maigre salaire, au maximum 3 € par jour. Alors, l’émigration est la seule porte de salut.
Aujourd’hui, Pi Koung (c’est ainsi qu’on s’adresse à une personne familière plus âgée) a 50 ans. Après avoir perdu son travail dans une usine de textile dans le Nord-Est, elle est revenue travailler à Bangkok. Quatre heures de bus et sept heures de ménage remplissent son quotidien, pour un salaire tout juste légal de 5 000 bahts (100 €), dont elle renvoie 1 000 à la maison. Ses filles sont dans d’autres villes : l’une est mariée à Nakhon Sawan, l’autre vit à Pattaya, la capitale de la prostitution.
« Elle ne me raconte pas trop ce qu’elle fait », explique Pi Koung. Elles n’ont ni le temps ni les moyens de s’occuper de leurs enfants, qui vivent au village chez leur grand-mère. « Je rêve de rentrer à la maison, mais je ne sais pas cultiver le riz », avoue Pi Koung. Le dimanche, son jour de congé, elle le passe à faire son propre ménage, ou dans un centre commercial, « juste pour profiter de l’air conditionné ».
Comme une immense majorité des travailleurs du Nord-Est, Pi Koung est peu considérée par les gens de la capitale. Malgré tout, elle partage toujours sa som tam et son riz gluant. Immigrés dans leur propre pays, où qu’ils soient, les Chao Isan portent cette marque. Ils sont parmi les gens les plus accueillants, les plus joviaux et les plus généreux qu’il m’ait été donné de rencontrer.
Eléonore Devillers
Cet article a été rédigé à partir d’extraits de « Thaïlande – The Natural Guide », guide pour voyager autrement en Thaïlande, publié sous la direction d’Eléonore Devillers.
Disponible en librairies, sur viatao.com ainsi que sur amazon.fr: Thaïlande, Natural Guide