C’est un paradoxe parmi d’autres: la Thaïlande est plus riche que ses voisins, mais elle dépense moins en pourcentage de son PIB sur la santé que n’importe quel autre gouvernement dans la région, à l’exception des généraux birmans. La dépense de santé en Thaïlande se situe actuellement autour 3 % du PIB, contre 3.5 pour cent il y a quelques années. Les gouvernements successifs ont jusqu’ici évité une discussion sérieuse sur cette question en blâmant les prix élevés des médicaments de fabrication étrangère. Beaucoup d’activistes occidentaux habitant en Thaïlande ont aussi dénoncé les grandes entreprises pharmaceutiques.
Mais le coût des médicaments importés n’est pas le problème principal se posant au secteur de santé en Thaïlande: selon l’organisation mondiale de la santé, les prix des médicaments payés par le programme thaïlandais anti SIDA, sont sensiblement plus élevés que ceux pratiqués par les compagnies génériques indiennes. Or ces traitements sont fabriqués par l’organisation pharmaceutique du gouvernement (GPO)
Pourtant chaque année, des millions de personnes décèdent des suites de maladies pourtant évitables et soignables, en particulier dans les pays pauvres. Dans de nombreux cas, les médicaments vitaux sont produits en masse à bas prix, mais vendus à des tarifs prohibitifs pour ceux qui en ont besoin.
Bon nombre d’individus trouvent la mort car ils ne peuvent tout simplement bénéficier d’aucun traitement ou vaccin, un part si infime des compétences mondiales et des ressources limitées de la recherche étant consacrées à lutter contre la maladie chez les pauvres.
Cet état de fait révèle un échec économique et juridique auquel il est urgent de remédier. La bonne nouvelle c’est qu’il existe aujourd’hui un certain nombre de possibilités de changement, dont la plus prometteuse réside dans un effort international mené par l’Organisation mondiale de la santé, qui pourrait bien commencer à réformer un régime de la propriété intellectuelle qui empêche actuellement le développement et la disponibilité de médicaments à bas prix.
Deux problèmes principaux limitent la disponibilité des médicaments
Premièrement, ils sont très coûteux ; ou, pour être plus précis, leur prix de vente est extrêmement élevé, bien que leur coût de production ne représente qu’une fraction de ce montant. Deuxièmement, la production pharmaceutique est axée sur une maximisation des profits, plutôt que sur les bienfaits sociaux, ce qui entrave les efforts en faveur de la création de médicaments essentiels au bien être humain. Les pauvres ayant peu d’argent à dépenser, les sociétés pharmaceutiques, selon les arrangements actuels, sont peu enclines à effectuer des recherches sur les maladies qui les affectent.
Cette situation n’a rien d’immuable.
Les sociétés pharmaceutiques affirment qu’un niveau élevé des prix est nécessaire pour financer la recherche et le développement.
Pourtant, aux États-Unis, c’est le gouvernement qui finance la majeure partie de la recherche et du développement liés à la santé – directement, à travers des soutiens publics (les National Institutes of Health, la National Science Foundation), et indirectement au travers d’achats publics de médicaments, dans le cadre des programmes Medicare et Medicaid. Même la part qui n’est pas financée par le gouvernement ne constitue par un marché classique ; la plupart des achats de prescriptions par les particuliers étant couverts par les assurances.
L’État finance la recherche liée à la santé dans la mesure où de meilleurs médicaments sont synonymes d’intérêt général. Les résultats bénéficient à tous, enrayant les épidémies et réduisant la facture économique et humaine des maladies généralisées. L’efficacité exige un partage à grande échelle de la recherche dès que celle-ci est disponible. Thomas Jefferson comparait la connaissance à des bougies : quand l’une est utilisée pour allumer l’autre, la flamme de la première ne perd rien de sa force. Au contraire, tout devient plus lumineux.
Pourtant, en Amérique comme dans la majeure partie du globe, les prix des médicaments sont encore exorbitants
Et le partage des connaissances est extrêmement limité. Ceci s’explique par l’existence d’un système de brevets qui accorde aux innovateurs un monopole temporaire sur leur création, ce qui les encourage à préserver leurs connaissances, de peur qu’elles ne soient révélées à un concurrent.
Bien que ce système stimule effectivement certains domaines de recherche permettant à l’innovation d’être financièrement profitable, il permet également aux sociétés pharmaceutiques d’augmenter les prix, cette stimulation n’aboutissant ainsi pas nécessairement à un retour positif pour la société. Dans le secteur de la santé, il pourrait être plus profitable de dédier la recherche au médicament « pour tous » plutôt qu’au développement d’un traitement qui fasse réellement la différence. Le système des brevets est même susceptible d’avoir des effets négatifs sur l’innovation dans la mesure où, alors que le facteur clé de toute recherche réside dans l’antériorité des idées, le système des brevets encourage le secret.
Le remplacement du modèle actuel par un système de récompense soutenu par l’État constituerait une solution à la fois au niveau élevé des prix et à la mauvaise orientation des recherches.
Au travers d’un système de récompense, les innovateurs se verraient rétribués pour leurs nouvelles avancées, mais ne conserveraient aucun monopole pour l’exploitation de celles-ci. De cette manière, la puissance des marchés compétitifs permettrait qu’une fois un médicament développé, il soit disponible au prix le plus bas possible – et non à un tarif gonflé par le monopole.
Fort heureusement, un certain nombre de législateurs américains font preuve d’un intérêt prononcé pour cette approche. Le Prize Fund for HIV/AIDS Act, un projet de loi élaboré du Congrès élaboré par le sénateur Bernie Sanders, s’inscrit dans cette initiative. Ce projet inclut également une disposition importante destinée à encourager la recherche ouverte, ce qui orienterait le modèle actuel de la recherche vers le partage plutôt que le secret.
Toutefois, c’est de changements bien plus considérables qu’a besoin notre système d’innovation
Les efforts de l’OMS pour encourager de larges réformes au niveau international sont tout à fait cruciaux. Au printemps, l’OMS a publié un rapport préconisant des solutions similaires à celles proposées dans le projet de loi du Sénat américain, mais à l’échelle mondiale.
Tout aussi important, le rapport “Research and Development to Meet Health Needs in Developing Countries,” préconise une approche globale, impliquant des contributions de financement obligatoires de la part des gouvernements, en faveur de la recherche sur les besoins des pays en voie de développement en matière de santé ; une coordination internationale des priorités et des programmes en matière de santé ; ainsi qu’un observatoire mondial axé sur les régions du monde dans lesquelles les besoins sont les plus prononcés. Fin mai, la communauté internationale aura l’opportunité de commencer à appliquer ces idées, lors de l’Assemblée mondiale de la santé de l’OMS – un moment d’espoir pour la santé publique autour du monde.
Réformer notre système de recherche n’est pas seulement une question économique
Il s’agit dans bien des cas d’une question de vie ou de mort. C’est pourquoi il est essentiel de désolidariser les incitations en R&D des prix des médicaments, et de promouvoir un meilleur partage de la connaissance dans le domaine scientifique.
Du côté des États-Unis, le projet de loi Sanders marque un progrès important. Pour ce qui est du monde, les recommandations de l’OMS représentent une opportunité, comme il n’en existe qu’une fois tous les dix ans, de remédier à une inégalité flagrante et persistante en termes d’accès à la santé, et plus généralement d’établir un modèle de gouvernance, en matière d’intérêt public global, qui tire parti d’une époque mondialisée. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser s’échapper cette chance.
Traduit de l’anglais par Martin Morel
Joseph E. Stiglitz est professeur à l’Université de Columbia, prix Nobel d’économie, et auteur de Freefall: Free Markets and the Sinking of the Global Economy (Chute libre : la liberté des marchés et le naufrage de l’économie globale, ndt). Copyright: Project Syndicate, 2012.