Depuis que la crise politique a débuté en 2006 en Thaïlande, plusieurs groupes ont tenté de s’opposer à la domination de Thaksin et de ses alliés sur la vie politique thaïlandaise. En vain. Rarement un absent aura été aussi présent depuis son éviction par un coup d’État militaire en septembre 2006.
Les grands gagnants de cette période d’instabilité chronique sont les généraux thaïlandais, qui ont pleinement profité de ces divisions pour retrouver une influence politique sur le déclin. Au début des années 90, le budget de l’armée thaïlandaise avoisinait les 20% du PIB, mais il était retombé à 6% sous Thaksin : il est maintenant plus proche de 10% depuis le coup de 2006.
La menace d’un coup de force plane toujours sur la vie politique thaïlandaise, même si le général Anupong apporte son démenti quasi quotidien aux questions des journalistes sur l’éventualité d’un nouveau coup d’État en Thaïlande. L’attention des médias a été récemment attirée par des rassemblements des unités les plus importantes de l’armée à travers le pays afin de soutenir le général Anupong Paochinda dans sa confrontation avec l’officier rebelle pro Thaksin, le général Khattiya Sawasdipol. Bon nombre d’observateurs pensent que ces réunions avaient pour but de vérifier, ou de confirmer la fidélité de ces unités au commandement en chef de l’armée.
Une offensive surtout médiatique
Mais ces mouvements n’ont-ils pas été précisément ordonnés pour attirer l’attention des medias ? Thaksin ne peut pas répéter l’erreur qu’il a commise au moment de Songkran l’année dernière en jetant ses troupes à l’assaut de la capitale. Ce faisant il a donné au gouvernement Abhisit une occasion de tester, avec succès, la loyauté des militaires qui n’ont eu aucun mal à disperser les manifestants, laissant Thaksin avec une cuisante défaite. L’actuelle dramatisation de la situation sert paradoxalement les intérêts des deux camps : Thaksin a besoin de faire croire que la perspective d’une insurrection de rue est une perspective réaliste, mais ce faisant il redonne le beau rôle à l’armée, sans laquelle le pouvoir n’aurait qu’une espérance de vie très réduite.
Le général Panlop Pinmanee et le major général Khattiya Sawasdipol, alias « Sae Daeng», ont multiplié les signes laissant croire que les préparatifs pour une vague de protestation « rouge » étaient bien avancés. Ils ont tous deux voyagé pour voir Thaksin au Cambodge afin de recevoir leurs dernières instructions. Pour intensifier l’idée que les chemises rouges se préparent à une véritable offensive militaire, Thaksin a annoncé la création d’une « armée populaire » et confié son « commandement » à un ancien général. La presse thaïlandaise a rapporté que le président du principal parti d’opposition, le Pheu Thai (pour les Thaïlandais), Chavalit Yongchaiyudh, serait désigné comme le commandant suprême de cette armée populaire.
A qui obéit l’armée ?
Jusqu’où l’armée acceptera t-elle de défendre le gouvernement contre une insurrection populaire ? En juillet 2006, le général Prem, conseiller du roi, avait fixé les limites et déclaré,
“les soldats appartiennent à Sa Majesté le Roi, et non pas à un gouvernement. Le gouvernement guide et supervise les soldats, mais leurs véritables propriétaires sont le pays et le Roi.”
Mais à l’époque, les fauteurs de troubles étaient les « chemises jaunes » de la PAD, un groupe proche de l’armée, et opposé à Thaksin. Au cours de la longue confrontation entre la PAD et le gouvernement Samak puis Somchai, le général Anupong avait maintes fois insisté sur le fait que les militaires doivent rester “indépendants” et être “du côté du peuple”, ce qui signifie essentiellement un refus d’agir en tant que bras armé du gouvernement. Une telle position pourrait aujourd’hui facilement se retourner contre lui. Saut à se contredire complètement, Anupong ne pourrait pas s’opposer par la force à une véritable insurrection populaire.
Mais Thaksin est il véritablement le dos au mur au point de vouloir jouer la carte de la terre brulée, ou bien cherche t-il simplement à se mettre en position de force pour négocier avec le gouvernement ? Thaksin peut-il sérieusement rimer avec Lénine, emprunter au vocabulaire maoïste le concept d' »armée populaire », et ne pas perdre toute crédibilité. A vrai dire, il semble que l’ex premier ministre soit désormais prêt à faire feu de tout bois, quitte à adopter sans aucun problème la gestuelle révolutionnaire des années 70, quelques semaines seulement après avoir fait la demande d’une grâce royale.
Le consensus brisé
Certes l’image consensuelle de la Thailande a été sérieusement écornée par la polarisation entre chemises de différentes couleurs et selon Thitinan Pongsudhirak, professeur de sciences politiques à l’université de Chulalongkorn.
Le consensus est brisé, parce que depuis la fin des années 80, la croissance économique s’est concentré à Bangkok, et les disparités avec la province se sont exacerbées pendant les années 90. Ensuite Thaksin est arrivé et a exploité ces disparités : il a réveillé toute une portion de la société. Le coup d’Etat de 2006 a tenté de restaurer l’ordre précédent mais n’a pas réussi. La Thaïlande est une société qui reste centrée sur un ordre monarchique, mais qui cherche sa voie vers la démocratie parlementaire.
Mais pour autant, la Thaïlande peut difficilement être comparée avec la Chine pré maoïste, ou la Russie tsariste du début du siècle.
En principe la croissance économique s’accompagne d’une marche vers la démocratie, ou encore on considère que le système démocratique est une condition indispensable d’un développement économique à long terme. La Thaïlande servirait alors de contre exemple, en prouvant qu’il est possible d’avoir une forte croissance, sans pour autant avoir achevé une véritable mutation démocratique de son système politique.
Ce déséquilibre théorisé par Marx comme celui entre les forces productives et les rapports de production, est à l’origine des tensions révolutionnaires. En théorie, Thaksin n’a pas tort de pointer cette faiblesse de l’actuel régime, qui apparait comme un retour en arrière vers la domination de l’oligarchie alliée avec les militaires. Le coup d’état de 2006 viendrait en quelque sorte sanctionner un retour à la tradition du système politique thaïlandais, et mettre fin aux illusions selon lesquelles le développement économique allait naturellement conduire au renforcement de la démocratie et au retrait des militaires de la scène politique.
Thaksin peut emprunter son vocabulaire à Lénine de façon médiatique, mais il ne fera croire à personne qu’il a la fibre léniniste. Ce dernier n’aurait probablement pas misé un kopeck sur les « chemises rouges » qui dans la grille de lecture léniniste ont tout du mouvement « spontaneiste » misant sur un ralliement spontané des masses, par opposition au vrai révolutionnaire professionnel qui privilégie un lent et patient travail de formation. Jusqu’en 2006, Thaksin était sans doute plutôt du genre à penser que Molotov était le barman de Staline, et Garibaldi (le vrai chemise rouge) une marque de sac à main.
De fait Thaksin a pour le moment échoué a transformer son combat personnel en une véritable confrontation qui opposerait la société civile à l’armée. S’il réussissait, on se retrouverait alors davantage dans un schéma connu de la Thaïlande, celui des révoltes de 1973 et 1992, et les enjeux pourraient être infiniment plus importants. Selon le calendrier légal, les prochaines élections doivent avoir lieu avant décembre 2011, il est donc urgent d’attendre si l’on veut que la Thaïlande continue sur le chemin de la recherche d’une solution démocratique, à un conflit d’intérêt somme toute historiquement assez banal.
Olivier Languepin