A quoi sert l’aide humanitaire ? A apporter une aide d’urgence aux victimes de catastrophes naturelles bien entendu. Mais ce faisant les acteurs de ces interventions sont-ils toujours bien conscients des conséquences de leur aide à long terme ?

La question n’est pas nouvelle, mais elle est ici abordée de manière très documentée et concrète par deux chercheurs de l’IRASEC, qui ont effectué un long travail d’enquête sur le terrain. Les conclusions de cette enquête sont très critiques en ce qui concerne le suivi de l’aide, la déstructuration des communautés étudiées, et l’idéologie universaliste de développement qui justifie l’intervention humanitaire. Elles sont d’autant plus intéressantes que, dans le cas du Tsunami de 2004 en Thaïlande, la catastrophe sur-médiatisée avait déclenché une vague de sympathie et de dons sans précédent.

Le tsunami de 2004 et le cyclone Nargis de 2008 qui, à près de quatre ans d’intervalle, ont touché l’Asie du Sud-Est ont donné lieu à la mise en place de centaines de projets humanitaires et de développement. Ils ont apporté de profonds bouleversements dans la région en révélant une multitude d’enjeux, qu’ils soient politiques, économiques ou culturels.

Néanmoins, sur le terrain et dans les rapports et propositions d’action, ces projets visaient bien entendu à aider les victimes des catastrophes, rendues vulnérables par les éléments naturels. Là où tout était détruit, il fallait reconstruire, mais, rapidement, la reconstruction est devenue une véritable construction : à l’urgence suit le développement, à l’holisme duquel des dizaines de milliers de personnes se sont retrouvées confrontées du jour au lendemain.

La question se pose donc : un développement pour qui et pourquoi ?

D’un point de vue culturel, ce n’est pas un hasard si la démarche vient de l’Occident. Elle fait suite à d’autres démarches conceptuellement similaires (la christianisation, la colonisation) qui, par le biais d’un système de valeurs jugées universelles, avaient l’avantage d’allier leur imposition pour le bien des récipiendaires (une valeur partagée par tous les donateurs) à des avantages politiques et économiques dont profitent largement les distributeurs.

observent les auteurs de cette étude (p91).

Une approche critique de l'aide humanitaire
Une approche critique de l'aide humanitaire

En observant la mise en place des actions dès le début, les auteurs ont pu constater que les valeurs soutenues par les projets et la façon dont fonctionnait la réalité locale, complexe et efficace, n’étaient pas compatibles et que, dans certains cas, les conséquences de ces politiques de développement allaient devenir à leur tour catastrophiques, aboutissant à la création de citoyens de seconde zone n’ayant aucun autre choix que de se plier à la volonté de l’Etat et des ONG.

L’exemple concret étudié en Thailande est celui des Moken, population nomade de pêcheurs qui vit à cheval sur la frontière de la Thaïlande et de la Birmanie. L’étude de l’IRASEC s’interroge notamment sur l’échec qu’a représenté la tentative d’implanter une structure de soins à l’occidentale auprès de cette population.

Il ne s’agit pas ici de porter un jugement sur le fait d’apporter des soins, mais simplement de souligner le fait qu’il existe des cas de figure dans lesquels la longévité n’est pas regardée comme un but à atteindre, car celle-ci est contrebalancée dans un système où la collectivité est placée à un niveau supérieur par rapport à l’individu et où un nombre modéré d’individus assure son succès.

Dans le cas des Moklen ou des Moken, nomades, c’est la balance démographique qui est fondamentale : il s’agit là de sociétés qui, contrairement à celles occidentales ne sont pas individualistes, et c’est une erreur de penser que l’individu y est plus important que la collectivité.

Les auteurs proposent donc de rappeler les faits et de les analyser à la lumière des réalités politiques, sociales et culturelles de régions complexes, dont l’échelle de valeurs n’est pas forcément compatible avec celle qui est mise en avant par l’économie libérale, le moteur principal des actions de développement.

En effet, comme le souligne Ivanoff (2009), à un citadin dont le bien-être dépend de la quantité de travail qu’il fournit, des règles qu’il suit et de la nature de ses relations sociales, s’oppose le Moken qui ne « travaille » pas, qui vit sur des bateaux et qui n’accumule pas de biens. Il est évident que cette réalité est insupportable à l’ « homme des villes », car elle peut lui montrer que le chemin qu’il a suivi dans son évolution n’est pas unique et, surtout, que d’autres chemins existent pour vivre heureux et libres.

Reconnaître, autrement que de façon romantique, qu’un Moken est libre et heureux c’est réfuter le principe d’universalité du développement.

remarquent les auteurs (p82), qui terminent leur étude sur une réfléxion très critiques du modèle occidental qui sous tend l’intervention humanitaire.

Ce sont donc de véritables légions humanitaires qui, une fois le terrain ouvert par les catastrophes, s’y sont précipitées armées de leurs outils idéologiques pour organiser une occupation à long terme d’espaces peu accessibles auparavant, car l’intervention n’y était pas justifiée. Les résultats, ignorés par les indicateurs car non calculables, sont ceux que nous avons décrits dans le texte : paupérisation de la population, perte des terrains, perte de repères identitaires, affaiblissement des structures économiques traditionnelles…

Carnet de l’Irasec n°10, 120 pages. Titre : « Des catastrophes naturelles au désastre humain,Conséquences et enjeux de l’aide humanitaire après le tsunami et le cyclone Nargis en Thaïlande et Birmanie »
Taille : 1368Ko – Format : pdf
Téléchargement gratuit depuis http://www.irasec.com

Les auteurs

  • Maxime Boutry, lauréat de la bourse Lavoisier du Ministère des Affaires Etrangères 2008, il a obtenu un doctorat en Anthropologie sociale et Ethnologie à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) sur l’appropriation de l’environnement marin et insulaire par les pêcheurs birmans du Tenasserim (sud de la Birmanie) en 2007. Il se consacre aujourd’hui aux constructions identitaires à travers l’exemple des interactions entre pêcheurs birmans et Moken (quelques milliers de nomades marins présents dans le sud de la Birmanie, Archipel Mergui, et le sud de la Thaïlande) et participe au programme Mobilités et Frontières de l’IRASEC sur les populations birmanes du Tenasserim et du sud de la Thaïlande.
  • Olivier Ferrari, géologue et ethnologue, postdoctorant, boursier du Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique se consacre à l’étude de l’environnement, à la reconnaissance des savoirs traditionnels des populations littorales de la côte sud-ouest de la Thaïlande et de la Birmanie. Pour comprendre les mécanismes d’apprentissage de la gestion de l’environnement, il a choisi de réaliser un terrain de longue durée chez les Moklen, quelques milliers de semi-nomades du sud de la Thaïlande.

L’Irasec :

L’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (USR 3142 – UMIFRE 22 CNRS MAEE) s’intéresse depuis 2001 aux évolutions politiques, sociales et environnementales en cours dans les onze pays de la région. Basé à Bangkok, l’Institut fait appel à des chercheurs de tous horizons disciplinaires et académiques qu’il associe au gré des problématiques. Il privilégie autant que possible les démarches transversales

2 comments
  1. Bonjour,
    comment puis-je télécharger le carnet 10 sur « a quoi sert l’humanitaire »…impossible de le trouver sur le site de l’IRASEC.
    merci

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