Mouvement religieux urbain par excellence, le mouvement Dhammakaya fait parler de lui depuis plus de trente ans.
Aujourd’hui, Dhammakaya revient sous les feux de la rampe via l’élection imminente d’un patriarche suprême qui serait proche de cette mouvance controversée.
Lundi dernier, la télévision thaïlandaise a montré des images de moines de plusieurs temples sur le point d’en venir aux mains, après que des soldats aient essayé de les empêcher d’entrer dans le parc bouddhique Buddhamonthon, dans la province de Nakhon Pathom, à l’ouest de Bangkok.
Ils manifestaient pour soutenir l’élection de Somdej Phra Maha Ratchamangalacharn, un moine âgé de 90 ans, plus connu sous le nom de Somdej Chuang, qui est le candidat le mieux placé pour devenir le patriarche Suprême de la communauté bouddhique.
Le moine, la Mercedes et les taxes
Mais sa nomination est loin de faire l’unanimité : proche du mouvement Dhammakaya, Somdej Chuang, établi au Wat Paknam, est actuellement accusé par la DSI d’avoir importé clandestinement une voiture de collection pour ne pas avoir à payer de taxes.
La pratique frauduleuse mais assez répandue en Thaïlande consiste à démonter un véhicule pour importer les pièces séparément, pour ensuite le réassembler sur place : en effet les pièces détachées ne sont taxées à l’importation qu’à 30%, contre 200% pour les voitures de luxe.
En l’occurrence Somdej Chuang serait le propriétaire d’une Mercedes-Benz de la série 300B fabriqué en Allemagne en 1953 à seulement 100 unités, et d’une valeur évaluée entre 10 et 20 millions de baht selon le général Paisit Wongmuang, directeur général de la DSI, cité par le Bangkok Post lors d’une conférence de presse à Bangkok.
Par ailleurs, certains insinuent qu’il protège le moine en chef du Wat Phra Dhammakaha. Si certains aimeraient défroquer ce dernier, le conseil, sous la présidence intérimaire de Somdej Chuang, à voté il y a quelques jours le maintien de celui-ci dans l’ordre monastique.
A l’heure où la sélection du patriarche Suprême de la communauté bouddhique (Sangha) pourrait amener au pouvoir ce vieux moine très proche du mouvement Dhammakaya, revenons sur les spécificités de ce mouvement et les raisons pour lesquels il s’agit d’un temple vraiment à part en Thaïlande.
Un mouvement vieux d’une quarantaine d’années
Le début du mouvement Dhammakaya peut être retracé au début du 20ème siècle lorsque le moine Luang Por Sodh aurait redécouvert une technique de méditation utilisé par le dernier Bouddha il y a 2500 ans.
Devenu responsable du Wat Paknam à Thonburi, il devint célèbre pour ses enseignements. Après sa mort en 1959, sa technique, la méditation Dhammakaya, fut perpétuée par une nonne vénérée aujourd’hui sous le nom de Khun Yaï.
Bien qu’analphabète, elle était experte en méditation.
A cette époque, un jeune étudiant ambitieux du nom de Chaibul Sutthipol s’intéresse au bouddhisme et entend parler de Khun Yaï dont il devient vite l’étudiant le plus assidu et dévoué.
En 1969, tout juste lauréat d’une licence en économie de l’université Kasetsart, il se fait ordonner moine au Wat Paknam Phasicharoen sous le nom cérémoniel de Dhammachayo, ce qui signifie la victoire par le Dharma. Tout un programme.
Un temple qui combine démesure, gigantisme et richesse
Dès 1970, tout ce petit monde, sous la férule de Dhammachayo et Khun Yaï, déménage au nord de Bangkok sur un petit terrain pour construire leur propre temple, le Wat Phra Dhammakkaya (วัดพระธรรมกาย).
Rapidement, le temple s’agrandit jusqu’à devenir gigantesque aujourd’hui : les adeptes se déplacent d’un bâtiment à l’autre en vélo, voiture ou petit bus.
D’ordinaire, sur les photos, on observe un gigantesque dôme doré. En réalité, il n’y a pas un seul dôme mais trois assez similaires : un réservé aux moines, un autre régulièrement ouvert aux adeptes et un troisième, le plus majestueux de tous, dont le toit est recouvert de 300 000 petits bouddhas à acquérir si vous en avez les moyens.
A l’intérieur, où y pénétrer est mission impossible, il y en aurait 700 000. Par ailleurs, selon notre guide, ce Chedi à l’allure d’une soucoupe volante contiendrait une statue en or d’une dizaine de tonnes et un Bouddha en argent de 14 tonnes !
Toutefois, elle nous a confié ne jamais les avoir vus, n’étant jamais rentré à l’intérieur.
Autour de ce dôme censé représenter la paix universelle via la paix intérieure, plus de 400 000 personnes peuvent prier et méditer à l’unisson. Au total, ce temple à la capacité d’accueillir 1 millions de personnes.
Outre les dômes, le complexe abrite un hangar gigantesque pour méditer, un autre Chedi doré en l’honneur de Khun Yaï (décédée en 2000), et un Ubosot (salle d’ordination) datant de 1970 qui vaut le coup d’œil.
Un Moine ? un Leader ? un Gourou ?
La spécificité première de ce temple revient inévitablement à son leader : Phra Dhammachayo. Admiré par les fidèles du temple, il est la clé de la réussite de ce mouvement.
Beaucoup d’anecdotes et légendes circulent à son sujet : Il souhaiterait changer le monde, il serait un admirateur d’Hitler, il aurait bien évidemment des pouvoirs occultes.
Si cela reste des supputations, force est de reconnaître qu’il est un personnage singulier. Sa voix posée, ses lunettes sombres, sa peau très blanche, ses traits fins, son apparence jeune (il a 71 ans), et sa silhouette efféminée lui donnent un charisme étrange.
Il semble obsédé par l’argent et la réussite matérielle. Dans ses sermons, on peut l’entendre régulièrement prononcer le mot riche (รวย Ruay), entre deux phrases, comme s’il s’agissait d’une incantation magique.
En somme, en tant que pilier de l’organisation, on l’adore ou on le déteste, mais ceux qui l’apprécient tendent à beaucoup l’aimer et se dévouent totalement à sa cause de faire grandir son mouvement.
La méditation Dhammakaya
Autre point singulier de cette mouvance, son style de méditation : Dhammakaya. Une des caractéristiques de cette approche est que contrairement aux méditations classiques dans le courant Theravada, avec de la rigueur, on peut la maîtriser en quelques semaines ou mois.
Surtout, ce qui marque lorsqu’on visite ce temple, c’est la prépondérance accordée à la méditation et la manière dont elle est pratiquée.
Lors d’un week-end classique, les croyants se regroupent par centaine devant les moines pour les plus chanceux (ou les plus riches), et dans le hangar pour les autres.
Comme un seul homme, ils commencent à méditer sous les paroles de Dhammachayo qui indique la marche à suivre. Sa voix est langoureuse, presque poétique dans sa manière de parler et par son rythme très lent mais continu.
Lors de la méditation, tout s’arrête, sauf les télés et les écrans géants qui projettent non-stop une image bleue d’un bouddha qui vient vers vous !
En arrivant de l’extérieur, on n’a plutôt l’impression d’assister à une séance d’hypnose collective qu’à une simple séance de méditation.
Les marchands sont dans le temple
Après la méditation du week-end, il faut avoir vu de ses propres yeux pour le croire plusieurs centaines de personnes se rendre près des moines pour faire une donation financière.
En soi, l’argent dans les temples n’a rien d’exceptionnel en Thaïlande. Mais au Wat Phra Dhammakaï, cela prend une toute autre ampleur.
Les fidèles sont incités à donner, sous la forme de mérites, pour l’expansion et la gloire du mouvement, tout autant que pour leur propre Karma. Il serait même possible d’être prélevé sur son compte tous les mois.
S’asseoir près de Dhammachayo lors d’une cérémonie coute une coquette somme, tout comme si quelqu’un souhaite suivre des cours de méditation privés avec lui.
Plus vous donnez, plus vous serez respecté dans la hiérarchie du mouvement, aspect qui attire les nouveaux riches Thaïlandais et la classe moyenne en quête de reconnaissance et d’appartenance.
Tout cet argent a attiré les critiques et suspicions. Le temple a même eu des déboires judiciaires à plusieurs reprises, dernièrement en 2015. Dhammachayo sera même entendu dès mars 2016 par les policiers de la DSI dans une affaire de blanchiment lié à son temple.
Une armée de fidèles
Plus que le Nirvana, ce qui compte pour le moine est de vaincre les forces du mal. Selon Mano Mettanando Laohavanich, professeur de bouddhisme et ancien moine à ce temple, Dhammachayo se voit comme le sauveur du monde dans une guerre cosmique entre le bien et le mal.
En somme, un mélange entre Star Wars et Matrix ironise le chercheur Rory Mackenzie qui a étudié les pratiques de ce temple.
En ce sens, Dhammachayo voit son mouvement comme une armée, ce qui est parfaitement visible à qui visite ce temple : tout le monde est en blanc, il y a des gardes disséminés partout, des caméras de surveillance, les règles pour tout le monde sont strictes, et sont régulièrement organisés de véritable défilés au style militaire pour démontrer la puissance du mouvement.
Paradoxalement, l’individualité recherchée au travers de la méditation s’efface devant l’organisation. Comme toute communauté, les liens entre les membres doivent être très forts pour durer.
La logique communautaire veut ainsi que lorsque certains insèrent dans l’urne devant les moines des billets de 500 ou 1000 bahts, on peut difficilement passer derrière pour donner 20 bahts, au risque de paraître peu impliqué et faible vis-à-vis de la communauté.
Par ailleurs, comme toute organisation hiérarchique de la sorte, pour s’engager derrière un tel leader, il faut avoir plus peur des répercussions du chef – Dhammachayo – que de l’ennemi, les forces du mal – les Maras.
Le pêché ultime revient ainsi à s’éloigner du mouvement. Ceux qui franchissent le pas seraient condamnés à perpétuer le cycle des renaissances – Samsara – et subir les mauvaises réincarnations.
Pour un non-croyant, cela prête à sourire mais lorsque vous êtes croyants et impliquez dans le mouvement, vous y réfléchissez à deux fois lorsque l’autorité religieuse dans laquelle vous avez confiance et que vous chérissez fait peser cette possibilité.
Dhammakaya et Politique
Pour étendre son influence, le mouvement Dhammakaya s’est inséré dans le jeu politique en soutenant ouvertement l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra au milieu des années 2000.
Aujourd’hui, cet engagement est indirect et passe par le contrôle du Conseil de la Sangha qui devrait élire sous peu son nouveau patriarche suprême, traditionnellement le plus vieux membre.
Cela tombe bien pour eux, le plus ancien de cette institution n’est autre que le moine en chef du Wat Paknam (Somdej Chuang) et sa Mercedes, celui-là même qui a ordonné Dhammachayo comme moine il y a plus de 40 ans et dont il est toujours un proche.
Si cela venait à se concrétiser, nul doute que le mouvement Dhammakaya verrait ses adversaires religieux et politiques accentuer leurs critiques.
Ses détracteurs sont en effet nombreux et beaucoup de Thaïlandais avouent sans peine que pour eux ce mouvement est tout sauf bouddhiste.
Par ailleurs, suite à cette élection à la tête de la Sangha, sans cesse repoussée depuis décembre, le mythe de l’unité et le centralisme du bouddhisme thaï tel que pensé au début du 20ème siècle pourrait bien voler en éclat devant des différences théologiques insurmontables. Mais cela, seul l’avenir le dira. Satu.
Sources:
Edwin Zehner, « Reform Symbolism of a Thai-middle class sect: The growth and appeal of the Thammakai movement », Journal of Southeast Asian Studies, Cambridge University Press, Vol.21, N°2, 1990.
Mano Mettanando Laohavanich, « Esoteric teaching of Wat Phra Dhammakaya », Journal of Buddhist Ethics, Volume 19, 2012.