La Thaïlande serait-elle devenue un pays ingouvernable ? A voir la chronologie politique du royaume des dix dernières années , on pourrait le croire. Au mois de février prochain, la Thaïlande organisera un nouveau scrutin législatif, le troisième en cinq ans, signe d’une instabilité qui ne peut que nuire à la bonne gestion d’un pays.

Aujourd’hui la démocratie thaïlandaise est en crise parce qu’elle produit des résultats et des pratiques antidémocratiques. Beaucoup de gens semblent penser, y compris dans les nombreux commentaires laissés sur ce site, que la démocratie se limite à tenir des élections au suffrage universel. Le suffrage universel n’est en fait qu’un moyen pour atteindre la démocratie, dont l’essence réside d’abord dans l’exercice démocratique du pouvoir.

Le suffrage universel ne doit pas être, et n’a jamais été, un chèque en blanc remis au gouvernement pour exercer son autorité au service d’une partie de la population, ou pire encore au service d’un clan ou d’une famille. Dans ce cas de figure, la démocratie devient un décor de pacotille au service d’un état mafieux qui pratique le népotisme et l’achat de vote à grande échelle.

Clientélisme et achat de votes

Le programme de subvention des cours du riz en est la parfaite illustration : il n’a pas d’autre justification que le clientélisme et l’achat légal de votes qui permettra sans doute à l’actuelle majorité d’être à nouveau élue en février 2014. D’ailleurs dans plus de 26 provinces, les riziculteurs manifestent déjà contre les retards de paiements : les coffres sont vides, et les hangars plein de riz qui pourrissent faute de trouver preneur à un prix 30 à 40% supérieur au cours du marché.

Avec une démocratie de ce type, on comprend pourquoi les manifestants qui occupent en ce moment Bangkok demandent autre chose : à quoi bon organiser de nouvelles élections si les résultats sont connus d’avance, et les urnes bourrées de votes achetés au prix fort au risque de mettre tout le pays en faillite ?

L’essence de la démocratie réside précisément dans le fait qu’elle intègre des mécanismes qui protègent la minorité contre les excès de la majorité au pouvoir : indépendance de la justice, contre-pouvoirs et protection de la liberté d’expression en font partie.

Le Thai Rak Thai et ses successeurs, y compris le Pheu Thai, ont saisi la forme mais pas le contenu d’une véritable démocratie. Leur vision des élections est une sorte de concours où les gagnants se voient attribuer des lots, et où les perdants n’ont plus aucun droits. Alors que le principe même de la démocratie est que le gouvernement représente l’ensemble de la population et l’intérêt général de la Nation, avant les intérêts de ses partisans.

Dirait-on que la France est toujours une démocratie si elle était dirigée par la soeur d’un milliardaire en exil et repris de justice, agissant ouvertement comme son mandataire, et dont la seule et unique ligne de conduite consiste à rechercher l’amnistie de son frère et à récompenser son électorat avec des subventions douteuses ?

Si c’est cela la démocratie, il y aura toujours des Suthep pour descendre dans la rue et afficher leur colère. Les qualifier d’anti-démocratique n’a pas plus de sens que de qualifier de démocratique un gouvernement élu qui a vendu son intégrité au plus offrant.

Mais après tout vous êtes libre de continuer à gober la compote avariée que vous servent les média français, « les gentils pauvres rouges démocrates des campagnes » contre « les méchants bourgeois royalistes de Bangkok ». Avec ce neo marxisme mal digéré on est en terrain connu : une pensée toute faite, avec le confort intellectuel du prêt à penser qui a déjà servi pour idolâtrer Staline, Mao, Castro et Chavez.

 

18 comments
  1. M. Promsopha, je ne découvre qu’aujourd’hui votre commentaire très argumenté et parfaitement fondé qui révèle, pour le moins, votre grande connaissance de la Thaïlande.
    Nonobstant la plus ou moins grande sympathie que l’on peut avoir pour le principe majoritaire – que vous soulignez – et la complexité de l’approche locale du sujet que vous rappelez là aussi à juste titre, il me semble que ces événements ressortent aussi d’un mouvement plus global, lié aux réactions suscitées par le modèle économique dominant qui a fait de la croissance et du consumérisme son mode de fonctionnement.
    J’ai essayé de m’en expliquer sur un autre article publié sur « Gavroche » où j’écrivais notamment à propos de cette crise politique :
    « La fuite en avant d’un système global libre-échangiste qui exige toujours plus de croissance des populations et des marchandises en est le ressort. Elle entraîne chez ceux qui voudraient davantage en bénéficier des revendications toujours plus étendues, et, chez d’autres qui s’effraient au contraire des conséquences dévastatrices de cette course effrénée, une opposition de plus en plus virulente. »
    J’ai repris l’ensemble du texte sur mon blog : http://librattitude.blogspot.com/2014/01/ordre-mondial-la-thailande-dans-lil-du.html
    Sans avoir lu alors votre intervention, j’espère avoir répondu là à certaines de vos préventions légitimes.
    Je vous remercie aussi vivement ici pour votre contribution, très profitable, j’imagine, pour tous les lecteurs de « thailande-fr », ainsi que pour tous ceux qui, comme moi, sont attachés à notre pays d’accueil.

  2. Bien sur je parlais de l’article de  » promsopha » et non pas du pigiste OL !!!!

  3. Trés bon article .Du vrai, du fond, de la recherche et analyse. bravo. !! vous pourriez facilement remplacer le pigiste de service sur ce site.

  4. A votre question la France accepterait elle une démocratie. … ( sans vouloir ré écrire tout l article)
    Je pense malheureusement oui en France nous en sommes bien la et ce n’est pas près de changer.
    Et je n’ai jamais aux pauvres chemises rouges et aux mechants jaunes. Je crois connaître la Thailand pour y etre en moyenne quatre fois par an. Mais maintenant je sais que la Démocratie n est qu un exercice de style…… de plus improbable.
    Les Thai ont cependant un avantage sur les farang set, ils ont des racines et tout ayant accompli un grand brassage culturel et ethnique, les Thai par l’Amour qu’ils a Sa Majesté le Roi et à la Grande Famille Royale les Thai ont une unité National. La france est par son histoire sans unité national. ….. est ce le fruit de la colonisation ….?
    Les français sont jaloux et orgueilleux, mais pas fier, en tout sans scrupule.
    Et les partis politiques comme les élus francais ne sont que les représentants de la faille.
    Et je ne dis pas Republicaine car cette chose n a pas de sens. Oui j aime la Thailand et son peuple.
    Et si vous souhaitez le comprendre viditez le pays en oubliant l Occident plongez en lui et vous découvrirez le vrai visage de l’Homme, la Paix et la Sérénité interieure.
    A bientôt BKK

  5. Mais Brassens dit aussi « Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente », ce qui signifie qu’il ne condamne pas l’engagement politique, mais la violence commise au nom de cet engagement.

  6. Tout ça s’appelle de la politique politicienne.
    « Que l’on soit de gauche ou de droite on est hémiplégique » disait un intellectuel Français avec raison. En Thailande il en va de même. Qu’on soit rouge ou jaune, on est hémiplégique. La raison se trouve généralement dans la voie du milieu (comme disait un célèbre sage petit et gros !) en politique comme dans la vie …
    Malheureusement la mode en politique est de prendre parti, d’appartenir à un parti ou même de militer pour un parti. Pathétique comportement primitivement mammifère d’appartenance aveugle à un groupe pour d’obscures raisons de sécurité, ou d’effet de clan.
    Personnellement, je n’appartiens à aucun parti et je compte les morts avec effroi à chaque nouvelle manif depuis bien des années.
    Et comme disait Brassens, « mourir pour des idées, l’idée est excellente, moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue … » etc

  7. Certains manifestants anti-gouvernementaux n ont pas ete payes depuis plusieurs jours et n ont plus d argent pour rentrer chez eux(village du sud du pays).
    Suthep a parle de 5 millions de manifestants le 9 decembre…il doit prendre du Yabaa,c est sur

  8. Incroyable ! les politiques seraient tous des voleurs et des assassins, mais inutile de se révolter puisque ça ne changera pas… Ce serait mon pays, sûr que je saisirais la première occasion pour virer tout le monde et repartir sur de nouvelles bases. Doux rêveur ou révolutionnaire fou c’est encore mieux que lâche et résigné.

  9. J ai l impression que tu vis sur une autre planete.
    En Thailande,tous les politiques se sucrent sur le royaume,c est comme ca depuis bien longtemps et ca le restera.
    Suthep et Abhisit, non seulement ont des affaires de corruption comme Taksin,mais ont aussi donner l ordre aux militaires de tirer sur les manifestants(avril/mai 2010).Et ce sont ces assassins que « le peuple Thai » veut au pouvoir?

  10. En 2006,le PM Taksin commencait a faire beaucoup d ombre a la famille Royale.
    Dans les regions du Nord et I-san,sa popularite etait immense grace a ses reformes d aide aux plus pauvres.
    Taksin etait deja tres riche avant d etre PM grace a ses entreprises en communication.

    1. Fortune personnelle de Thaksin multipliée par 5 (de ce qui peut être connu, et pour le reste de la grande famille, c’est incalculable) pendant ses premières années au pouvoir ; des lois modifiées au gré de ses opportunités commerciales, en particulier avec l’étranger ; ce qui doit expliquer le soutien indéfectible des médias européens et américains.
      Je suis sur le live des manifs sur blueskychannel (j’ai un traducteur à mes côtés), et je vois s’exprimer sur scène de jeunes « rebelles » musulmans du sud, des professeurs venter un système de retraite pour tous (et pas seulement pour les fonctionnaires), un système de santé qui n’envoit pas les malades dans des cliniques privées (appartenant à qui d’ailleurs?…) pour 30 baths, le coût réel des soins étant ensuite puisées dans les caisses de l’Etat à prix fort), je vois des vieux de plus de 80 ans, des jeunes, des riches, des pauvres, une foule immense calme souriante heureuse et déterminée. VOILA QUI CONTRASTE AVEC LE DISCOURS HAINEUX DES MEDIAS FRANCAIS, DONNEURS DE LECONS. Laissons les thaïs construire leur société qu’ils espèrent plus juste et démocratique. Ceux qui souhaitent une belle démocratie n’ont qu’à se diriger vers le cambodge et y écouter les cours de M. Chinavatra, conseil économique et institutionnel… pas grand chose dans les médias en ce moment.

  11. Je pense qu’il faut sortir de cette axe de lecture gentils contre méchants (que ce soit les rouges contre les jaunes ou l’inverse). Il y a de la corruption dans les deux camps, il faut le dire. Il est évident qu’il y a du clientélisme dans le Pheu Thai et consorts…mais est-ce différent chez les « démocrates » ? Les rouges sont plus nombreux, c’est un fait, et cela fait la différence.
    Maintenant on entend qu’il faudrait exclure les rouges du vote par manque d’instruction ou pour je ne sais quelle raison, c’est du délire complet.

    J’ai lu quelque part que pour éviter de nouvelles contestations, il serait pertinent que la première ministre demande un contrôle de la communauté internationale pendant la période de vote…L’idée semble intéressante pour asseoir la démocratie mais ce serait un terrible vœu d’impuissance pour un pays fier de n’avoir jamais été colonisé. Il est peu probable que la PM choisira cette option et encore moins que les thaïs accepteraient cette perspective.

    Il est difficile de juger ce qui sera bon pour cette nation mais je doute qu’un gouvernement non élu soit la solution.
    D’où tirerait-il sa légitimité? De sa bonne volonté et de belles paroles? De mesures prises pour ceux qui les soutiennent?
    Cela sera source de nouvelles de manifestation, d’autant plus que rien ne prouve qu’un « conseil du peuple » [la formulation fait sourire] composé de technocrates démocrates seront moins corrompus ou plus à même de diriger le pays. Chacun essaie de préserver ses intérêts et c’est probablement ce qui se passerait.
    Avec un gouvernement qui ne serait plus menacé par les urnes et, de surcroît, qui serait protégé par l’armée, je ne m’attends pas au pire…mais presque.

    Je ne soutiens ni rouges ni jaunes ou quoi que ce soit d’autres ; après tout c’est un problème que seuls les thaïs pourront régler.

    1. C’est la meilleure analyse politique que j’ai lu à date. Merci

  12. Cher Olivier Languepin, nous sommes en tous points d’accord.

    Article Boulevard Voltaire de ce jour (http://www.bvoltaire.fr/ericmine/en-thailande-le-principe-majoritaire-ne-fonde-plus-la-democratie,44149) :

    En Thaïlande, le principe majoritaire ne fonde plus la démocratie

    « Nous en avons assez de cette politique, nous ne voulons plus d’élections. Nous seuls sommes légitimes pour choisir le prochain gouvernement et le soumettre à l’approbation de notre roi. »

    Ainsi s’exprimait un manifestant devant un journaliste de l’AFP, ce lundi 9 décembre proclamé « Jour du Jugement » par Suthep Thaugsuban, le tribun qui mobilise depuis plusieurs semaines à Bangkok des foules impressionnantes contre le pouvoir thaïlandais issu des urnes.

    Dans le Sud, acquis d’emblée à ce qu’il faut bien appeler une insurrection civile, on ne s’embarrassait pas de ces subtilités et l’imposant cortège qui saturait les rues de Phuket fêtait déjà le « jour de la victoire ».

    Victoire ou jugement, l’avenir le dira dans un pays rompu aux coups d’éclat et aux retournements légendaires. Toujours est-il que le Premier ministre, Yingluck Shinawatra, chancelle et, avec elle, un système qui, s’il devait s’effondrer, provoquerait un tsunami politique ressenti bien au-delà des frontières du royaume.

    Comptant parmi les nations capitalistes les plus dynamiques, la Thaïlande est en effet un cas à part. Engagée comme quasiment toute la planète dans la mondialisation, elle n’en a pas moins conservé ses institutions et ses traditions à peu près inchangées depuis le coup d’État de 1932 qui vit l’instauration d’une monarchie constitutionnelle sous l’égide d’un régime nationaliste. Hymne diffusé à heures fixes sur les ondes, port de l’uniforme généralisé des collégiens aux fonctionnaires, organisation très encadrée du respect dû à un monarque par ailleurs très vénéré, clergé bouddhiste et armée omniprésents dans la société, jusqu’au nom même du pays adopté en 1939 pour faire valoir les droits d’une hégémonie « thaïe » sur la région, tout symbolise ici aujourd’hui encore la singularité d’une démocratie établie par l’ancien parti unique qui avait su s’accommoder sans encombre du suffrage universel imposé après-guerre par les vainqueurs à l’allié de la dernière heure.

    Ce subtil équilibre mariant tradition et modernité est pourtant mis à mal depuis les années 90 par le clientélisme dispendieux d’un milliardaire autodidacte, Thaksin Shinawatra. Frère de l’actuel Premier ministre, il s’assura alors des voix des grandes régions rurales du Nord-Est qui l’imposeront à la tête du pays en 2001. Depuis, manifestations, putsch militaire, condamnation et exil de l’affairiste n’y feront rien, la corruption à vaste échelle permet à sa famille richissime de rester aux commandes d’un État dont elle sape consciencieusement les bases.

    Loin de l’interprétation sociale qu’en font aujourd’hui les médias occidentaux, c’est donc à la réaction massive d’un peuple soucieux de la préservation de son cadre de vie à laquelle on assiste aujourd’hui. En abusant de populations naïves qu’ils désorientent par le mirage d’un consumérisme effréné, les Shinawatra sont perçus ici comme l’avatar local d’une finance internationale sans scrupules, étrangère aux valeurs du royaume. Les élections leur étant ainsi systématiquement favorables, Suthep Thaugsuban propose donc de troquer le vieux principe démocratique occidental « un homme, une voix » contre une « démocratie absolue sous la monarchie constitutionnelle », dirigée par un « Conseil du peuple » non élu, d’esprit corporatiste et fondé, lui, sur l’histoire de la nation.

    On comprend mieux la frilosité de nos médias à rendre compte de la réalité des événements thaïlandais. Une rébellion tout à la fois populaire et réactionnaire qui rejette le principe majoritaire de la démocratie, voilà qui ne figure pas dans leur grille de lecture.

    1. La réalité que vous décrivez est celle ressentie par une partie de la population thaïlandaise. Il existe une autre partie de la population qui voit les choses très différemment (et je ne reviendrais pas sur le fait que cette partie là soit majoritaire ou non puisque l’idée de majorité ne semble pas vous plaire, mais me contenterais de signaler qu’elle regroupe une partie significative de la population… qu’on ne peut pas jeter aux oubliettes). Cette autre partie de la population a l’impression qu’on essaye de la mettre à l’écart de la politique, qu’on la regarde de haut. Les manifestants actuels pensent que le gouvernement élu de Yingluck n’est pas légitime. Les manifestants d’hier (les chemises rouges pour faire simple) pensent que c’est le conseil du peuple de Suthep et autres n’est pas légitime.

      Quant au bien-fondé des traditions qui ne changent pas, à ce régime merveilleux de l’avant Thaksin que vous décrivez avec tant d’emphase… Je pense qu’il vous serait utile d’aller mettre le nez dans un livre d’histoire. La corruption en politique n’a certainement pas attendu Thaksin. Elle a même atteint des sommets dans les années 70, puis 80, lorsqu’à été établi le système des Chao Pho et Hua Khanean, ces intermédiaires provinciaux chargé de faire voter les populations pour leurs plus précieux soutiens. Ce système de Hua Khanean est toujours en place aujourd’hui et est utilisé par tous les partis. Par ailleurs, on sait très bien que les hommes politiques thai changent de parti comme de fusil d’épaule.. et que rien n’est plus facile que d’acheter un MP élu pour l’amener dans sa propre faction. Cette pratique existe depuis bien avant Thaksin et continue aujourd’hui. Et puis il ne faut pas très longtemps pour voir que les hommes du Parti démocrate (Suthep compris) ont aussi trempé dans des histoires d’argent sale. Il est illusoire de croire qu’un changement de faction au pouvoir (par élection ou dans un conseil du peuple) va faire disparaître les achats de voix, l’incompétence etc. L’argent rentrera simplement dans d’autres poches.

      Ce que Thaksin a fait de nouveau, c’est d’arriver en outsider dans la politique et de remettre en cause des intérêts depuis longtemps établis, afin de se les approprier. Et puis, l’avant Thaksin était loin d’être un long fleuve politique tranquille: je vous rappelle qu’il y a eu un certain (grand) nombre de coups d’État avant son arrivée au pouvoir, avec à plusieurs reprises des bains de sang (1973, 1976, 1992). Donc, votre pseudo « stabilité » d’avant Thaksin, c’est une bonne blague. Ce qui vous a inspiré ce commentaire, je suppose, c’est qu’avant Thaksin, les conflits de pouvoir se concentraient autour de luttes entre élites, et que les bains de sang ne concernaient que les classes moyennes, lorsque celles-ci prenaient partie pour tel ou tel groupe (contre une junte militaire en général). Cette fois ci, le bazar est bien plus grand parce que d’autres groupes normalement absents de la politique ont décidé de s’engager dans la lutte. D’où un conflit généralisé, donc plus violent et pas si facilement résolu par un coup d’Etat, une autre élection, où des protestations populaires.

      Pas de conflit de classe? Je suis d’accord avec vous, c’est loin d’être la seule grille de lecture dans ce conflit. Comme déjà mentionné, on a un conflit entre différentes élites cherchant à protéger leurs intérets (j’aimerai dire anciens riches vs. nouveaux riches, ou aristocrates vs. bourgeois, mais je crois que c’est aussi trop simpliste), un conflit de personnes (Sondlhi et Chamlong, leaders des chemises jaunes, ont eu une longue histoire personnelle avec Thaksin, qui s’est mal fini et a surement animé certaines rancœurs), un conflit où chacun veut sauver sa peau (Abhisit et Suthep sont accusés de meurtre dans la répression de 2010, Abhisit vient d’être condamné: ça explique aussi qu’on ait très envie de changer tout le système et de tout remettre à plat, non?). Conflits rendus d’autant plus importants que la succession du roi se dessine et que chacun veut assurer sa part du gâteau dans la nouvelle Thailande à venir.
      Mais c’est aussi un conflit d’identité pour les thaïs ordinaires (ceux qui ne jouent pas directement à la guerre du pouvoir): car on le sait, le fameux alliage tradition-modernité que vous décrivez tenait en partie sur la popularité du roi, l’incarnation même de ce fameux couple contradictoire. Avec la succession qui s’annonce, les thais se sentent un peu perdus. La baguette magique qui leur permettait de voir leurs points communs et d’ignorer leurs différences est en train de s’éteindre… laissant alors voir que ces fameuses différences sont énormes, et qu’il n’y a jamais vraiment eu de réflexion sociétale/sociale/identitaire partagée sur ce qui pourrait réunir, en dehors du roi. Bref: les thais recherchent un nouveau contrat social (à la Rousseau). Ca peut devenir très conflictuel, la recherche d’un contrat nouveau social..
      Et c’est aussi un conflit alimenté de rancœurs entre régions (pas besoin d’avoir vécu longtemps en Thaïlande pour savoir que les thais du Sud n’ont pas la meilleure opinion de leurs frères du nord-est, et vice-versa). Rancœurs identitaires donc, mais aussi économiques: riziculture et culture d’exportation (palme, hévéa, fruits) ne bénéficient pas du même type de politique économique. Difficile de trouver une politique agricole qui satisferait tout le monde. Et une politique économique de redistribution des richesses passe par…. une taxation de certains pour redistribuer à d’autres. Les « autres » sont contents, les « certains » sont bien moins contents. C’est une problématique que l’on connait bien: par chez nous, il a fallut deux guerre mondiale pour que la pillule passe; et aujourd’hui, on voit bien que la légitimité de ces politiques reste difficile à accepter.. surtout pour ceux qui payent. D’où des jalousies, le fort rejet de la politique de subvention des prix du riz etc.

      Enfin, comme vous le mentionnez, il y a aussi un conflit idéologique, un conflit d’idéaux. Des sentiments différents sur ce que « démocratie » veut dire. Mais ce conflit là ne peut pas être coupé de la question des classes sociales. Elle ne peut pas être coupée de l’organisation sociale thaïlandaise reposant sur le « clientélisme » au sens de relations patrons-client, une faible mobilité sociale (on n’est pas dans une société de castes, mais tout de même, l’origine sociale à la naissance détermine le groupe social d’appartenance tout au long de la vie, et la mobilité est très mal vue, chacun doit rester à sa place: essayez de mettre un thai des campagnes, pauvre, mangeant du riz gluant avec une sauce au poisson dans un train en 1ère classe = les réactions des autres passagers sont palpables à l’oeil nu). Le tout couplé à la philosophie bouddhiste telle qu’elle est enseignée (à savoir, ce qui t’arrive est lié à ton kharma, il n’y a pas lieu de ruer dans les brancards ou d’essayer de revoir l’ordre établi). Pendant des décennies, chacun est resté à peu près à sa place, les populations pauvres les premières, n’ouvrant que rarement la bouche devant leurs supérieurs sociaux et faisant ce qu’on leur demandait en échange d’une certaine « protection » de la part des élites ou au moins des « patrons locaux ».
      Mais voila, la croissance économique n’est jamais neutre; ni les politiques de développement des infrastructure, d’éducation et de santé qui se sont mises en place progressivement. Les gens ordinaires, en Thaïlande, se sont petit-à-petit extraits de cet étau emprisonnant de la grande pauvreté (voir la théorie de Sen sur ce point), et ont commencé à avoir de plus en plus d’outils (alphabétisation, technologies de l’information et de la communication) pour pouvoir s’intéresser à la politique nationale, et avoir envie de s’y engager. Plus généralement, on pourrait lire l’évolution comme une augmentation des capabilités (Sen), un sentiment plus grand de liberté sur la gestion de son propre destin. Thaksin a mis le feu au poudre, on leur vendant le principe de « un homme, un vote ». En leur laissant voir que la gestion de leur destin pouvait aussi être liée à la politique, par le vote. Peut-être n’était-ce qu’un mirage, mais le résultat sur les consciences a fait son chemin.
      Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que Thaksin a vendu ce principe par bonté d’âme. Pas plus que de croire qu’il allait réellement leur délivrer le tout sur un plateau. Mais, en accusant Thaksin de corruption, de populisme etc, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les chemises rouges et leurs supporters (jusqu’aux plus discrets) veulent désormais leur mot à dire en politique. Et essayer de se faire croire que cela n’existe pas, que le seul problème actuellement c’est une famille corrompue, et qu’il suffirait de l’éradiquer (avec un système politique non majoritaire sans élection) pour que tout revienne comme avant: cela est un leurre.

      Pas qu’un conflit de classe? Bien sûr. Mais si les manifestants actuels continuent à marquer leur mépris pour un segment de la population qu’ils ne connaissent pas vraiment, cherchent à les priver de droits qu’ils commençaient tout juste à apprécier, alors c’est la seule chose dont on se souviendra. Thaksin, Yingluck, Suthep, le Parti démocrate. Tout cela partira aux oubliettes de l’histoire. Pour la mémoire collective, ce qu’il restera ce sera deux segments de la société cherchant à se renier les uns les autres… L’histoire thailandaise a su résoudre (pas toujours sans heurts) des problèmes d’incompétence politicienne, de conflits entre élites, d’abus de pouvoir (pensons aux généraux de 1991-92), etc. Mais saura-t-elle résoudre une haine entre groupe sociaux? Rien n’est moins sûr. Il est temps d’arrêter de mettre de l’huile sur le feu.
      Regardez ce que l’on a retenu de la révolution française: la monarchie contre la démocratie et… les aristocrates contre les bourgeois et le peuple. Je vous assure: là aussi, c’était bien plus compliqué que ça.

      1. M. Promsopha. Votre commentaire est nettement le plus informé et intelligent de toute cette page.
        Mais n’oublions pas que gouvernement des élus, conseil du peuple nommé, royauté,démocratie représentative comme chez nous, c’est toujours une oligarchie, un gouvernement des « élites » trop souvent contre le peuple.
        Cordialement
        FerDex

  13. Votre opposition entre forme et fond de la democratie est interessante. Mais comment libeller un texte de loi qui interdirait a des gens tres riches d’avoir des responsabilites en politique ? Pour les riziculteurs quelle etait la bonne solution ?

    1. La Thailande doit assurer à ses paysans un juste revenu en veillant à ce que les intermédiaires et la corruption ne s’accaparent pas de toute la richesse et éventuellement des terres des paysans ruinés par un système mafieux ; une gestion transparente, des organes de controle, des coopératives gérées par les paysans eux-mêmes, l’éducation, la santé… il y a tant de choses à faire encore…

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