Les forces de sécurité thaïes devraient cesser de recourir aux disparitions forcées comme instrument contre les séparatistes musulmans malais présumés dans les provinces du sud de la Thaïlande, a déclaré Human Rights Watch
Le rapport, qui compte 69 pages, est intitulé « C’était comme si soudain mon fils n’existait plus : Disparitions forcées dans les provinces frontalières du sud de la Thaïlande. » Il décrit de façon détaillée 22 cas de « disparitions » non élucidées dans lesquels des preuves indiquent de manière appuyée que les forces de sécurité thaïes ont été impliquées. Le rapport s’appuie sur des entretiens menés depuis février 2005 avec des dizaines de témoins, de proches des victimes et d’agents gouvernementaux thaïs.
Human Rights Watch a constaté que la plupart de ces personnes « disparues » étaient soupçonnées par la police ou l’armée d’être des militants séparatistes, de les soutenir ou d’avoir des informations sur leurs attaques.
« Les forces de sécurité thaïes utilisent les ‘disparitions’ comme un moyen d’affaiblir les militants et d’instiller la peur dans la communauté musulmane malaise, » a affirmé Brad Adams, directeur pour l’Asie à Human Rights Watch. « Ces ‘disparitions’ semblent être une pratique systématique, et pas simplement le fait d’éléments criminels des services de sécurité. »
Le nombre réel des « disparitions » dans les provinces frontalières du sud est vraisemblablement sous-estimé, étant donné que beaucoup de familles gardent le silence par crainte de représailles et à cause du manque de protection efficace des témoins.
De nombreux membres de la communauté ethnique des musulmans malais en Thaïlande se sont plaints que le fait de ne pas élucider les « disparitions » leur avait laissé le sentiment que la justice à leur égard disparaissait aussi. Le ressentiment contre les violations des droits humains commises par les autorités thaïes fait partie des facteurs qui alimentent une insurrection de plus en plus brutale, dans laquelle des militants ont commis une série de meurtres et de bombardements contre des civils au cours des trois dernières années.
« Le gouvernement thaïlandais doit affirmer clairement et publiquement une politique contre les ‘disparitions’ et agir contre les responsables de ce crime, » a déclaré Adams.
La plupart des disparitions forcées attestées dans le rapport ont eu lieu sous le gouvernement du Premier Ministre Thaksin Shinawatra, qui a été destitué lors d’un coup d’État en septembre 2006. Les disparitions forcées de musulmans d’ethnie malaise soupçonnés d’avoir participé à la rébellion ont commencé quelques jours après que Thaksin ait pressé la police et les soldats d’arrêter rapidement les auteurs de l’attaque contre le camp militaire de la province de Narathiwat, le 4 janvier 2004.
Cinq jours plus tard, Sata Labo a « disparu. » Sa sœur a dit à Human Rights Watch que la police avait fouillé sa maison le 8 janvier 2004, à la recherche d’armes volées à la base militaire de Narathiwat. Rien d’illégal n’a été découvert au cours de la perquisition. Juste avant sa « disparition » le 9 janvier 2004, Sata a appelé sa sœur depuis son téléphone mobile, disant qu’il avait été stoppé par un groupe de policiers :
Aux environs de midi, j’ai reçu un appel téléphonique de mon frère. Il m’a dit que des policiers lui avaient demandé de s’arrêter. Ces policiers ont fouillé sa voiture et lui ont dit d’aller au poste de police de Narathiwat. C’est la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles. Sata n’est jamais rentré à la maison.
Dans une autre affaire, la femme de Musta-sidin Ma-ming, âgé de 27 ans et propriétaire d’une boutique de téléphones mobiles ayant « disparu » à Narathiwat le 11 février 2004, a dit à Human Rights Watch que des témoins avaient vu un groupe d’hommes portant des chemises noires entrer dans son magasin en plein jour et emmener Musta-sidin ainsi que son assistant. En mai 2004, elle s’est adressée directement à Thaksin pour savoir ce qui était arrivé à son mari :
Quand le Premier Ministre a reçu ma demande, il m’a dit trois fois « Je vais examiner ce cas » … mais ces paroles n’ont mené à rien.
L’oncle de Wae-halem Kuwae-kama, un constructeur âgé de 40 ans et ancien chef de village adjoint, porté disparu dans la soirée du 29 mai 2006, dans le district de Joh Airong de Narathiwat, a déclaré à Human Rights Watch que Wae-halem était soupçonné depuis longtemps par les soldats de jouer un rôle important dans le réseau local des séparatistes. Son oncle s’est rappelé que Wae-halem avait été stoppé à un point de contrôle en dehors de son village le jour où il avait « disparu » :
Un mois avant qu’il « disparaisse », des soldats de l’unité stationnée près de l’école de Bukit Pracha Upatham lui ont dit qu’un jour il serait « descendu », c’est-à-dire tué. Ils ont dit que le nom de Wae-halem était sur la liste noire … Le 29 mai … des villageois ont vu qu’il y avait une camionnette pick-up, une Mitsubishi verte, stationnée non loin de la buvette. Il y avait quatre ou cinq hommes. Ces hommes ont dit à Wae-halem d’arrêter sa moto. Puis ils l’ont fait monter dans leur pick-up et ils sont partis. Depuis lors, on n’a plus revu Wae-halem.
« Alors que la plupart des ‘disparitions’ ont eu lieu sous le gouvernement de Thaksin, plusieurs officiers supérieurs de la police et de l’armée ayant mis en œuvre cette politique sont toujours en activité, » a signalé Adams. « Thaksin a reconnu ces exactions en 2005, pourtant rien n’a été fait pour arrêter ou punir les coupables. »
Après le coup d’État du mois de septembre, le gouvernement du Général Surayud Chulanont, soutenu par l’armée, a indiqué que les problèmes dans les provinces frontalières du sud étaient essentiellement dus à l’absence de justice. Le Général Surayud a promis d’introduire une approche plus sophistiquée et soucieuse des droits humains que la méthode lourde employée par Thaksin.
Toutefois le gouvernement du Général Surayud n’a pas fait grand-chose pour traduire ces promesses en actes. Les agences gouvernementales – en particulier la Police Royale Thaïe, le Département des enquêtes spéciales du ministère de la Justice, la Commission nationale des droits humains et le Centre administratif des Provinces frontalières du sud récemment rétabli – n’ont pas non plus mené d’enquêtes complètes et impartiales. La Police Royale Thaïe et l’Armée Royale Thaïe n’ont pris aucune mesure pour poursuivre en justice les membres de leur personnel auteurs de disparitions forcées et d’autres violations des droits humains.
La plupart des 22 familles avec qui Human Rights Watch s’est entretenu dans le cadre de ce rapport ont dit qu’elles avaient reçu 100 000 bahts (2 778 $ US) à titre d’aide financière de la part du gouvernement. Toutes, cependant, ont affirmé à Human Rights Watch qu’elles n’estimaient pas que cette compensation puisse se substituer à des enquêtes sérieuses pour déterminer les lieux où se trouvaient leurs pères, leurs maris ou leurs fils, ni à des poursuites appropriées contre les auteurs des abus.
« Proposer de l’argent et des excuses aux familles des victimes ne décharge pas les autorités thaïes de leur responsabilité à poursuivre en justice les auteurs de ces crimes, » a déclaré Adams. « Le Général Surayad a promis de faire de la justice une priorité, mais son gouvernement ne fait toujours pas en sorte d’exiger des comptes aux agents gouvernementaux pour ces crimes. »
Human Rights Watch a pressé le gouvernement thaïlandais de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire cesser la pratique des disparitions forcées, en particulier en signant et en ratifiant promptement la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Les autorités thaïes devraient aussi faire des disparitions forcées un délit pénal.
Le gouvernement thaïlandais devrait mener immédiatement des enquêtes indépendantes et impartiales sur les allégations de disparitions forcées. Quel que soit leur rang, tous les agents gouvernementaux impliqués dans des disparitions forcées doivent être poursuivis, y compris ceux qui avaient connaissance ou auraient dû avoir connaissance de ces pratiques abusives. Comme mesures préventives, toutes les personnes détenues par les forces de maintien de l’ordre et de sécurité doivent l’être dans des lieux de détention reconnus, et ne doivent pas être soumises à des actes de torture ni à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les autorités doivent aussi faire connaître à leur famille et à leur avocat l’endroit où ces personnes se trouvent.