Elu l’an dernier, le Premier ministre Thaksin a dû convoquer des élections anticipées ce dimanche. Une nouvelle illustration des difficultés de la démocratie dans les pays en développement.
Un an après sa réélection grâce à une victoire écrasante, le Premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra s’est vu forcé de dissoudre l’Assemblée nationale et d’organiser des élections à l’improviste. Bien que son parti, le Thai Rak Thai (TRT), dirige une majorité de 75 pc à l’Assemblée nationale, M. Thaksin se retrouve assiégé. Il reste très populaire chez les électeurs ruraux et les citadins pauvres qui représentent plus de 60 pc de l’électorat thaïlandais. Mais il doit combattre l’intelligentsia et les classes moyennes à l’origine d’une insurrection partisane basée à Bangkok qui s’élève contre sa loi. Ils accusent M. Thaksin, l’homme d’affaires le plus riche de la Thaïlande, de corruption et de trahison après la vente détaxée de la Corporation Shin, qui appartient à sa famille, à Temasek Holdings, appartenant au gouvernement de Singapour, pour 1,9 milliard de dollars.
Ce retour de fortune politique précipité pour M. Thaksin est la preuve des limites de l’urne électorale, tout comme des défauts de la démocratie qui assaillent maintenant bien des pays en développement, notamment ses voisins dans la région, les Philippines.
Jusque récemment, M. Thaksin semblait aussi inattaquable dans son pays qu’il était audacieux et crédible à l’étranger. C’est en exploitant la profonde division thaïlandaise entre la campagne et les villes, que M. Thaksin s’est percé un chemin au bulldozer pour arriver au pouvoir en 2001 avec une plate-forme populiste. Il a ravivé la fierté populaire et promis à la Thaïlande rurale que son pays s’élèverait à nouveau à une certaine grandeur après la crise économique de 1997 si dévastatrice.
Tout un ensemble de mesures populistes est venu étayer les quatre premières années de son mandat: la suspension de la dette rurale, une couverture médicale bon marché, la distribution de 25 000 dollars à chacun des 77 000 villages pour créer des fonds de démarrage d’entreprises. Cela rappelle les stratégies de développement qui ont souvent cours en Asie de l’Est: M. Thaksin a choisi des niches industrielles stratégiques pour propulser l’expansion économique de la Thaïlande, centrée sur l’automobile, la mode, la nourriture, la santé et le tourisme.
En matière d’affaires étrangères, M. Thaksin s’est taillé son propre espace sur la scène internationale avec des schémas de coopération régionale ancrés dans l’ACD (Dialogue de coopération asiatique), l’ACMECS (Coopération économique Ayeyawady-Chao Phraya-Mekong) et un groupe d’accords de libre échange bilatéraux avec les principaux pouvoirs, notamment les Etats-Unis, la Chine, le Japon, l’Inde et l’Australie.
L’ACD fut conçu pour faire de la Thaïlande le centre de gravité politique de l’Asie du Sud-Est, l’ACMECS devait en faire le pilier du développement économique de la région, et les accords bilatéraux devaient cimenter les relations avec les plus gros joueurs de la région. A son zénith, M. Thaksin était perçu par beaucoup comme le digne successeur de l’ancien Premier ministre malais, Mahathir Mohamad, soutenu par un gouvernement autoritaire à la maison et une direction assurée à l’étranger.
Les électeurs ont confirmé une seconde fois le mandat de M. Thaksin en février 2005. Mais sa popularité personnelle s’est alors affaiblie, du fait d’une série d’actes de violence séparatistes dans le sud – dominé par les musulmans, et le fléau de la corruption. Les problèmes sur lesquels on ferma les yeux durant son premier mandat – harcèlement des médias et coercition des groupes de la société civile, assassinats sommaires dans le cadre de la campagne antidrogue et conflits d’intérêt qui ont profité à son empire des télécommunications, Shinawatra – l’ont bientôt rattrapé.
La vente ambiguë de la Shin Corporation en février a galvanisé les mécontentements qui sommeillaient depuis longtemps. Cette affaire a été considérée comme le meilleur exemple de la sophistication de la corruption de M. Thaksin et la trahison de son nationalisme proclamé, ce qui a de ce fait épuisé son autorité et sa légitimité politique. La valeur de la société a quadruplé durant le mandat de M. Thaksin, grâce à ses biens, notamment des satellites, un service de téléphonie mobile, une compagnie aérienne, nés de concessions d’Etat conditionnées sur une majorité de propriétaires thaïlandais. Pour les opposants de M. Thaksin, la vente de ces biens à une société étrangère détenue par un gouvernement étranger revenait à mettre en danger la souveraineté économique de la Thaïlande.
Les jours de M. Thaksin semblent être comptés, car la Thaïlande paraît prête à se débarrasser d’un Premier ministre élu et populaire. Le nombre des manifestants de rue a depuis enflé, passant de dizaines de milliers à des centaines de milliers. Cette situation difficile illustre la phrase célèbre courante dans la politique des pays en développement où l’électorat rural élit les gouvernements mais ce sont les élites urbaines qui s’en débarrassent.
En effet, la coalition contre M. Thaksin ne se satisfera pas de moins que de le démettre, d’une mise au ban permanente de la vie politique thaïlandaise et peut-être même de son exil. Mais l’opposition a décidé de boycotter cette élection improvisée, que le TRT pourrait probablement remporter par une large majorité, parce que M. Thaksin a confisqué et manipulé les institutions établies par la Constitution pour protéger contre la corruption et garantir la séparation des pouvoirs au sein de l’Etat.
La politique thaïlandaise est de ce fait dans une impasse. Seule l’intervention du roi Bhumibol Adulyadej, qui est largement révéré, semble capable de sauver la situation. Dans cette rude bataille entre M. Thaksin et ses opposants, le roi Bhumibol représente une différence fondamentale entre la Thaïlande et les Philippines, où le «pouvoir du peuple» aboutit régulièrement à des révoltes qui sapent et parfois démettent les présidents. L’intervention du roi pourrait mettre un frein sans condition aux confrontations de rue.
Mais le peuple thaïlandais ne peut se permettre de s’adresser à son roi, vieillissant et malade, à chaque fois qu’il rencontre des problèmes.
En outre, une intervention royale prendrait le risque de renvoyer la Thaïlande à la case départ, cherchant à réécrire sa Constitution pour remédier aux défauts de sa culture démocratique.
Ce dont a besoin la démocratie thaïlandaise pour mûrir n’est pas un filet de sécurité politique, mais des citoyens vigilants pour garantir la mise en oeuvre disciplinée des provisions et des institutions constitutionnelles de sorte qu’elles ne puissent plus jamais être prises en otage par les semblables de M. Thaksin.
Thitinan PONGSUDHIRAK, Professeur de sciences politiques à l’Université de Chulalongkorn (Bangkok)