La procédure est assez originale, voire incongrue, puisqu’elle oppose de manière inédite deux Français dans un procès en diffamation devant un tribunal thaïlandais.
Logiquement cette affaire aurait du être traitée par la justice française (rappelons que la justice française est compétente pour toute publication accessible en France par Internet) ne serait-ce que pour des raisons pratiques.
En effet les pour être recevable devant la justice thaïlandaise, la plainte ainsi que les termes et les propos à l’origine de la procédure doivent être entièrement traduits en thaï.
Le jugement risque donc de manquer de clarté, car on demande à des juges thaïlandais de se prononcer sur le caractère diffamatoire de termes rapportés à partir d’une traduction issue d’une langue qu’ils ne maîtrisent pas.
Pierre Queffélec, le directeur de l’édition de Bangkok du Petit Journal, un site d’information qui s’adresse principalement aux expatriés francophones en Thaïlande, a récemment reçu le soutien de Reporters sans frontières qui estime dans un communiqué :
C’est une affaire franco-française qui devrait se régler en France. Pourtant, le président de la section Thaïlande de l’association Français du monde, Yamine Boudemagh, a préféré la cour criminelle de Bangkok Sud plutôt qu’un tribunal correctionnel français pour déposer plainte contre Pierre Queffélec, directeur de l’antenne de Bangkok du site lepetitjournal.com.
S’estimant insulté par les propos du député des Français de l’étranger Thierry Mariani, recueillis dans une interview publiée sur le site en mai 2017, Yamine Boudemagh, également blogueur pour Mediapart, poursuit en diffamation le Petit Journal plutôt que Thierry Mariani devant la justice thaïlandaise, pour un article en français et diffusé par des Français.
Mais les peines encourues en Thaïlande pour diffamation sont beaucoup plus lourdes qu’en France : jusqu’à deux ans de prison.
La collaboration de M.Boudemagh avec la justice thaïlandaise risque donc d’avoir des conséquences qui vont bien au delà des sanctions habituelles dans les affaires de diffamation jugées à l’encontre de la presse française.
Cette plainte confine à l’absurde. Nous appelons le plaignant à revenir à la raison et, si le conflit ne peut se régler à l’amiable, à porter devant une cour française cette affaire de diffamation qui ne concerne que des Français.”
estime RSF dans son communiqué.
De plus, les frais de justice, très élevés notamment en raison des frais de traduction, risquent de mettre en péril cette publication. Une collecte de fonds a été organisée sur le site fundedjustice.com et a déjà permis de récolter 110.000 bahts, mais le montant des frais pour la procédure s’élève à plus de 200.000 bahts, et pourrait atteindre plus de 600.000 bahts si la procédure continue en appel.
« Financièrement, ça nous fait très mal, il y a des frais d’avocat. Il y a l’activité, on est un quotidien, on est mobilisé tous les jours sur cette affaire. Ça nous inquiète, car on est fragiles financièrement et ce genre de procès peut très clairement nous amener à fermer. »
avait déclaré Pierre Queffélec à RFI dans un article paru le 17 février.
Une loi liberticide au service d’une dictature militaire
Selon RSF, la junte thaïlandaise, sous le général Prayuth Chan-o-cha, instrumentalise la loi sur la diffamation depuis le coup d’Etat de 2014 afin de museler et harceler les journalistes et les blogueurs dans le pays.
Les étrangers ne sont pas épargnés : le Britannique Jonathan Head, correspondant de la BBC, avait été inculpé en 2017 pour diffamation, tout comme le blogueur britannique Andy Hall en 2015.
De fait la loi sur la diffamation en Thaïlande est principalement utilisée pour intimider ou faire pression sur les médias : en 2014 la marine militaire thaïlandaise avait engagé une procédure en diffamation contre deux journalistes du site Phuketwan qui avaient mis en cause le rôle de l’armée thaïlandaise dans un trafic humain impliquant des réfugiés Rohingyas.
Après des années de procédure les journalistes ont finalement été acquittés en 2016, mais la lourdeur des frais judiciaires a provoqué la fermeture de Phuketwan.
La diffamation est également régulièrement utilisée contre les journalistes spécialistes de l’environnement. La chaîne Thai Public Broadcasting Service (Thai PBS) et quatre de ses employés ont été accusés de diffamation par une entreprise minière entre 2015 et 2016.
Depuis le coup d’État militaire de mai 2014, la liberté de la presse est sévèrement réprimée en Thaïlande, qui se situe à la 142e place sur 180 dans le Classement mondial de la liberté de la presse 2017 de RSF.