Alors que l’attention des médias se concentre en priorité sur les États défaillants du monde musulman, tels que l’Afghanistan, l’Irak, la Libye, la Syrie et le Yémen, la situation dans le sud de la Thaïlande échappe souvent à toute analyse.
Bien qu’étant un pays à majorité bouddhiste, la Thaïlande souffre de l’une des insurrections musulmanes les plus anciennes et les plus meurtrières d’Asie.
A la frontière malaise, trois provinces, Pattani, Yala et Narathiwat, regroupent la majorité des 5% de musulmans de Thaïlande et 4/5e d’entre eux parlent malais.
Elles appartenaient anciennement au sultanat de Patani, haut lieu de l’islam en Asie du Sud-Est au XVIIe et XVIIIe siècles.
Les irrédentistes malais et les rebelles sécessionnistes se décrivant comme des islamistes ont frappé le sud de la Thaïlande depuis plusieurs décennies avec des décapitations et des voitures piégées, et des attentats avec une régularité rarement vue à l’extérieur du Moyen-Orient.
Depuis 2004, des groupes armés séparatistes au sud du pays s’opposent au gouvernement thaïlandais : les attaques et attentats à la bombe répétés ont déjà fait 6 800 victimes. Mais à de très rares exceptions le conflit est resté localisé dans le sud, et sans grandes conséquences pour le reste de la Thaïlande.
Malgré tout, les analystes et les journalistes considèrent la Thaïlande en général comme une aberration, ou un cas à part, dans l’histoire du djihadisme. Un rapport publié ce mois-ci par l’International Crisis Group, intitulé « Le djihadisme dans le sud de la Thaïlande: Une menace fantôme » offre plusieurs perspectives sur l’insurrection qui déchire la Thaïlande le long de la frontière avec la Malaisie.
« A ce jour, il n’y a aucune preuve que les djihadistes se frayent un chemin parmi les fronts séparatistes luttant pour ce qu’ils considèrent comme la libération de leur patrie », dit le rapport.
« Mais le conflit et une série d’alertes en rapport avec l’EI en Thaïlande attisent les craintes d’une nouvelle menace terroriste. De telles craintes ne sont pas irrationnelles, bien qu’elles soient largement exagérées et ne devraient pas masquer la nécessité de chercher une issue au conflit. »
Selon le chercheur Rohan Gunaratna, qui dirige le Centre international de recherche sur la violence politique et le terrorisme.
« Malgré la rhétorique sur le » djihad mondial « , le conflit dans le sud de la Thaïlande reste essentiellement local. Il pourrait être mieux considéré comme une lutte ethno-nationaliste à l’ancienne, bien que superposée à la religion car elle implique les musulmans du sud de la Thaïlande qui luttent pour leur identité. »
« Les insurgés s’identifient moins comme des musulmans que comme des malais. Contrairement à la situation en Irak et en Syrie, où les insurgés islamistes, les rebelles et les terroristes ont des aspirations mondiales ou régionales et diffusent leurs opinions en ligne, les insurgés du sud de la Thaïlande préfèrent opérer loin de la couverture médiatique »
Malgré l’utilisation de la rhétorique islamique et djihadiste les insurgés du sud de la Thaïlande n’ont que des objectifs nationaux. Compte tenu de la nature unique de l’insurrection du sud de la Thaïlande, le rapport de Crisis Group préconise une solution de négociation.
« Les pourparlers directs entre les leaders insurgés et le gouvernement sont une priorité », indique le rapport, « un système politique décentralisé pourrait aider à résoudre les principales doléances dans le sud tout en préservant l’Etat unitaire thaïlandais ».
Le groupe de crise craint en effet que la répression politique puisse inspirer le djihadisme dans le sud de la Thaïlande.
«La Thaïlande pourrait offrir des conditions favorables à l’expansion djihadiste: une minorité sunnite qui constitue la majorité dans la zone de conflit; une insurrection musulmane avec un récit de dépossession de la part de colonisateurs non musulmans; et un conflit prolongé avec de fréquentes répressions et violences de la part des autorités thaïlandaises « , peut-on lire dans le rapport.
« Les responsables thaïlandais, les analystes et même certains membres du mouvement indépendantiste lui même ont exprimé des inquiétudes quant aux perspectives d’influence djihadiste. »
Pour trouver des exemples contemporains de l’aggravation du problème, les chercheurs n’ont pas besoin d’aller chercher très loin : aux Philippines et en Birmanie.
La Tatmadaw, l’armée du Myanmar, s’est appuyée sur une petite insurrection musulmane similaire à celle de la Thaïlande pour justifier une campagne de nettoyage ethnique contre les Rohingyas, la plus grande minorité musulmane du pays.
Les observateurs craignent que cette brutalité puisse radicaliser les centaines de milliers de réfugiés fuyant le Myanmar? Le calvaire des Rohingyas est aussi devenu une cause pour de nombreux mouvements de résistance islamistes et organisations terroristes.
En traversant la mer de Chine méridionale on trouve un autre exemple de radicalisation : les forces armées philippines viennent de reprendre Marawi, une ville tenue pendant des mois par l’une des organisations affiliées à l’État islamique en Asie du Sud-Est .
Contrairement au Myanmar et à la Thaïlande, l’EI a pris pied aux Philippines, laissant présager les difficultés auxquelles la Thaïlande pourrait être confrontée si elle continuait sa politique actuelle de contre-insurrection. Le processus de paix aux Philippines, à l’instar de son homologue peu enthousiaste en Thaïlande, est hésitant.
Le rapport de Crisis Group offre quelques raisons d’un optimisme prudent. « Les dirigeants des fronts militants existants en Thaïlande s’opposent aux groupes djihadistes et à leurs affiliés d’Asie du Sud-Est parce qu’ils considèrent l’association avec les terroristes internationaux comme une menace pour leur autodétermination. »
Pour le moment, les insurgés du sud de la Thaïlande se méfient des islamistes et des organisations terroristes. Tout comme les responsables de Bangkok, de Manille, de Naypyidaw et de Washington.
Les deux parties doivent comprendre les avantages mutuels qui résultent de la prévention de l’expansion du djihadisme dans le sud de la Thaïlande. « Les militants malais-musulmans et l’Etat thaïlandais ont un intérêt commun à empêcher l’implantation de l’EI et les autres groupes djihadistes », conclut le rapport.