Il est généralement admis que la croissance économique s’accompagne naturellement d’une marche vers la démocratie, ou encore que le système démocratique est une condition indispensable d’un développement économique à long terme. La Thaïlande serait-elle un contre exemple, en prouvant qu’il est possible d’avoir une forte croissance, sans pour autant avoir achevé une véritable mutation démocratique de son système politique ?
Le coup d’Etat en Thaïlande du 19 septembre 2006 a mis fin à près de 6 années de démocratie parlementaire, la plus longue période que la Thaïlande ait jamais connue. Il est le dernier en date d’une longue série. 18 coups se sont succédé sous le règne du roi Bhumibol, couronné en 1946, sans compter ceux organisés par les royalistes dans les années 1930 luttant pour le rétablissement de la monarchie absolue. Comment expliquer ce triste record et éclairer les événements actuels ?
Un regard sur l’histoire contemporaine de la Thaïlande met en évidence la lutte continue pour le pouvoir qui oppose la monarchie, l’armée et l’appareil d’Etat. En coulisse, la bourgeoisie commerçante puis industrielle choisit parmi eux ses meilleurs représentants au gré des circonstances. Comme l’explique l’article suivant, ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir en 2001 de Thaksin, que la bourgeoisie décide d’exercer directement le pouvoir. Le dernier coup d’état viendrait en quelque sorte sanctionner un retour à la règle du système politique thaïlandais et mettre fin aux illusions selon lesquelles le développement économique et la fin de la guerre froide allaient naturellement conduire à la fin des dictatures. Il n’y a pourtant aucune fatalité ni particularisme culturel : les thaïlandais, comme les autres peuples, aspirent à la démocratie. En témoignent les mobilisations de masse des années 1970 et 1990. Mais la répression a été brutale, imposant des défaites et obligeant le mouvement populaire à se reconstruire à plusieurs reprises.
L’origine de cet autoritarisme quasi-permanent de la vie politique en Thaïlande est à rechercher dans la formation du système économique et politique. Le premier facteur structurant est le caractère tardif de la révolution industrielle. En Thaïlande comme dans la plupart des autres pays d’Asie du sud-est, la révolution industrielle ne débute véritablement que durant les années 1955-1970, avec une accélération dans les années 1980 et 1990. En conséquence, la classe ouvrière restera longtemps une classe très minoritaire face à la paysannerie et n’existe pas comme acteur politique majeur au moment de la formation du système politique.
Ce n’est qu’en 2006 que la paysannerie thaïlandaise passe en dessous des 50% de la population active. Quand on visite l’immense zone industrielle de la région métropolitaine de Bangkok jusqu’au sud-est en direction du Cambodge, on peut observer une révolution industrielle encore en cours et la formation d’une classe ouvrière de plusieurs millions d’individus, très concentrée géographiquement, peu syndiquée et surtout sans appartenance politique. La paysannerie pauvre notamment du nord-est de la Thaïlande soutiendra avec constance les forces politiques proches de la social-démocratie ou du communisme mais sans parvenir à influencer le pouvoir à Bangkok. La classe ouvrière urbaine n’émergera comme classe sociale significative qu’à partir des années 1960-1970. Elle sera alors durement réprimée au point que le mouvement ouvrier, au sens classique du terme est aujourd’hui pratiquement inexistant, pour la plus grande joie des entreprises privées, thaïlandaises et étrangères.
Le deuxième facteur structurant tient à la spécificité de l’histoire de la Thaïlande par rapport à ses voisins. Contrairement aux autres pays asiatiques, la Thaïlande n’a pas été colonisée directement par les puissances occidentales ou le Japon, même si elle en a subit l’influence. C’est une des raisons qui explique le maintien tardif d’une monarchie absolue, jusqu’en 1932. Dans les autres pays asiatiques, la monarchie avait été supprimée ou bien marginalisée par les puissances coloniales. Les guerres de libération nationale au Vietnam, Cambodge, Laos, en Chine, et dans un autre contexte, la guerre de Corée ou le débarquement de Tchank Kai Chek à Taiwan en 1949 ont bouleversé radicalement l’histoire de ces pays. Pas en Thaïlande qui n’a jamais été colonisée, ni « punie » par les alliées pour avoir collaboré avec les japonais pendant la guerre. Par conséquent, il n’y a pas eu de révolution démocratique bourgeoise ni de conflit majeur introduisant une rupture dans l’histoire de la Thaïlande, mais une continuité historique dont l’origine est à rechercher dans la création d’une monarchie constitutionnelle en 1932.
par SANUK Jean, SABAI Danielle