La situation critique des travailleurs forcés, exploités dans des cyber-escroqueries à la frontière thaïlandaise, engendre une crise humanitaire majeure.

Libérés le mois dernier, plus de 7 000 réfugiés se trouvent désormais piégés à Myawaddy, une ville birmane située près de la frontière thaïlandaise. Ces ex-travailleurs forcés étaient exploités par des organisations criminelles spécialisées dans les arnaques en ligne. Gros plan sur une crise humanitaire née du trafic d’êtres humains, à seulement quelques kilomètres de la Thaïlande.

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Un réseau d’exploitation de travailleurs forcés à l’échelle régionale

300 000, c’est le nombre estimé de travailleurs forcés travaillant dans les escroqueries en ligne en Asie du sud-est, selon l’Institut américain pour la paix. Principalement liés aux Triades chinoises, ces réseaux opèrent surtout dans le Triangle d’Or, à la frontière entre la Birmanie, la Thaïlande et le Laos, ainsi qu’au Cambodge. Depuis la crise du Covid-19, ce système lucratif s’est intensifié, reposant sur de faux investissements, des jeux de hasard et des arnaques sentimentales ciblant un public occidental. Un gigantesque réseau s’est précisément développé dans la région de Myawaddy, à la frontière avec la Thaïlande, grâce à la guerre civile qui fait rage en Birmanie depuis le coup d’Etat militaire de février 2021.

L’office des Nation unies estimait en 2023 qu’entre 18 et 23 milliards de dollars ont été perdus en Asie uniquement à cause des arnaques.

La Thaïlande, un aimant pour les jeunes étrangers en quête de rémunérations avantageuses

De nombreux jeunes diplômés d’Asie et d’Afrique recherchent des salaires plus élevés que ceux proposés dans leur pays d’origine. Attirés par de fausses annonces de travail pour des emplois de service, ces jeunes suivent les instructions de fausses agences de recrutement et rassemblent leurs quelques économies avant de s’envoler vers la Thaïlande. Grâce à des salaires nettement supérieurs à ceux de ses voisins, l’ancien Royaume du Siam fait figure d’eldorado pour ces jeunes diplômés.

À leur arrivée, le piège se referme peu à peu sur eux. Emmenés en van sur ce qu’ils s’attendent à être leur lieu de travail, ces jeunes sont en réalité amenés dans de vastes complexes dévolus à la fraude sur internet et gardés militairement par les organisations criminelles. Pris au piège et amenés hors de la Thaïlande, les jeunes escroqués se voient retirer leurs passeports et interdits de sortie.

Ces travailleurs sont alors contraints d’arnaquer des cibles occidentales. Grâce à de faux profils sur les réseaux sociaux, ces escrocs-esclaves vont passer leurs journées à devoir récolter le maximum de fonds possibles pour leurs ravisseurs.

Un esclavage moderne aux conditions de vies inhumaines

Vue du « KK Park », camp de travail forcé à Myawaddy, en Birmanie, 1/03/2024 (Le Monde/ Mauk Kham Wah)
Vue du « KK Park », camp de travail forcé à Myawaddy, en Birmanie, 1/03/2024 (Le Monde/ Mauk Kham Wah)

Les victimes de ces organisations sont entassées dans d’immenses hangars ou open spaces de fortune afin de suivre les protocoles de fraude. Équipés de plusieurs téléphones et de nombreux faux profils sur les réseaux sociaux, ces escrocs en herbe essaient d’attirer des cibles naïves pour leur soutirer de l’argent par virement ou sous forme de cryptomonnaie. Souvent obligés de travailler 16h de suite sur le fuseau horaire de leurs victimes, et astreints à des résultats de production difficilement réalisables, les conditions de vie au sein de ces complexes sont extrêmement difficiles.

Les travailleurs forcés dorment peu et n’ont pas accès à une hygiène décente. A cela s’ajoutent de nombreuses punitions et châtiments corporels. Selon le témoignage d’un malaisien libéré de cet enfer pour Associated Press; en cas de mauvais résultats ou de refus de travail, les détenus recevaient des coups de canne, pouvaient être électrocutés ou enfermés dans des pièces sans lumière.

L’ONG Blue Dragon rapporte aussi dans un rapport de nombreuses privations de nourriture, la prostitution de jeunes asiatiques et même l’ablation d’organes comme punitions pour certains détenus. Cette situation grave d’esclavage moderne, empêche toute fuite des travailleurs, obligés de travailler pour ce système extrêmement lucratif, avec comme seul espoir le démantèlement de ce trafic humain.

Le démantèlement du réseau de Myawaddy par la Chine, la Thaïlande et la Birmanie : une action symbolique face à l’ampleur des réseaux criminels

Un soldat thaïlandais inspecte un camion à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, dans la ville de Mae Sot, afin de prévenir le trafic d’êtres humains. 26/02/2025 (Associated Press/Sakchai Lalit)
Un soldat thaïlandais inspecte un camion à la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, dans la ville de Mae Sot, afin de prévenir le trafic d’êtres humains. 26/02/2025 (Associated Press/Sakchai Lalit)

C’est le mois dernier, par une volonté de la Chine, de la Thaïlande et de la Birmanie, qu’un réseau de travail est démantelé dans la ville de Myawaddy. Ce sont 7000 personnes de 20 nationalités différentes qui se retrouvent libérées de cet enfer. L’intérêt pour la lutte contre ces organisations a été relancé en janvier après l’enlèvement par un complexe de cyber-escroquerie de l’acteur chinois Wang Xing.

Trompé par une fausse offre de casting, il a été kidnappé à Bangkok avant d’être transféré dans l’un de ces complexes à Myawaddy. Sa libération n’a été possible qu’après la mobilisation de sa femme et de l’industrie cinématographique chinoise. 

Après cette libération, un haut responsable chinois s’est rendu en Thaïlande et en Birmanie pour exiger la fermeture de ces centres de travail forcé. En réponse, la Thaïlande a coupé l’approvisionnement en électricité, en internet et en gaz de cinq villes frontalières birmanes de la région de Karen. Après cette pression, 7000 prisonniers dont la moitié de chinois sont libérés. 

Mais ces ex-travailleurs forcés restent détenus, soit dans des camps militaires sous le contrôle des gardes-frontières du Karen, soit dans les anciens complexes d’escroquerie réaménagés. La Kayin Border Guard Force est un groupe armé de la région du Karen en Birmanie, allié à la junte militaire birmane. Ce sont donc eux qui s’occupent des ex-détenus sur le territoire birman, en attendant leur rapatriement 

Une crise humanitaire alarmante à la frontière avec la Birmanie

Anciens travailleurs forcés sous la garde des forces armées karens. 26/02/2025 (Associated Press/Thanaphon Wuttison)
Anciens travailleurs forcés sous la garde des forces armées karens. 26/02/2025 (Associated Press/Thanaphon Wuttison)

Dans les camps militaires ou les anciens complexes de travail, c’est un second calvaire qui attend les ex-prisonniers. Privés de soins médicaux et d’hygiène essentielle, ces ex-détenus vivent dans des conditions alarmantes sur le plan humanitaire. Un indien a notamment rapporté à Associated Press que dans un centre, 800 personnes partageaient 10 toilettes et que beaucoup d’entre eux ne recevaient pas de soins médicaux.

De nombreuses ONG dénoncent les risques réels de crise humanitaire. Depuis plus d’un mois, ces hommes et ces femmes survivent dans l’insalubrité, dormant à même le sol et dépendant de la nourriture fournie par leurs geôliers. Associated Press explique que via des appels clandestins, des survivants disent craindre pour leur vie, car de nombreuses maladies se propagent et les conditions de vie restent dangereuses.

Pour beaucoup, l’attente du retour est insoutenable après avoir vécu l’enfer. Seulement, la majorité des personnes dans l’attente n’ont pas l’argent nécessaire pour financer leur retour. Pour eux, le calvaire se prolonge dans l’incertitude quant à leur date de retour.

Un casse-tête logistique pour le rapatriement des travailleurs forcés

Des anciens travailleurs forcés indonésiens accueillis à l’aéroport Soekarno-Hatta de Tangerang (Associated Press/Tatan Syuflana)
Des anciens travailleurs forcés indonésiens accueillis à l’aéroport Soekarno-Hatta de Tangerang (Associated Press/Tatan Syuflana)

Le défi est de taille. Les autorités birmanes affirment détenir des personnes de 29 nationalités différentes, parmi lesquelles des Philippins, des Kenyans et des Tchèques.

La Thaïlande a de son côté annoncé qu’elle ne laisserait entrer que les personnes pouvant être immédiatement rapatriées dans leur pays. Dans le cas contraire, ces anciens travailleurs exploités sont forcés de rester dans les camps birmans. 

Seule une intervention diplomatique pourrait permettre de sortir ces travailleurs de l’impasse.

La Chine a affrété un vol spécial le jeudi 27 février depuis le petit aéroport de Mae Sot pour rapatrier un groupe de ses citoyens, mais peu d’autres gouvernements ont suivi cet exemple. D’après Associated Press, environ 130 Éthiopiens attendent dans une base militaire thaïlandaise, bloqués faute d’un billet d’avion à 600 dollars. Malheureusement pour les ressortissants de petits pays, possédant peu de moyens consulaires et financiers, le rapatriement relève d’un véritable parcours du combattant.

Dépendants de quelques petites ONG, ces pays ne peuvent fournir qu’une aide financière limitée. Un ralentissement accentué par le gel des financements de l’aide étrangère américaine, décidé sous l’administration Trump, qui complique le soutien aux travailleurs libérés. Malgré cela, le porte-parole du ministère thaïlandais des Affaires étrangères, Nikorndej Balankura, a reconnu la gravité de la situation mais a précisé que les capacités d’accueil et de traitement sont limitées. Les autorités thaïlandaises ont rencontré des représentants des ambassades étrangères en promettant d’accélérer le processus, mais ont averti que la Thaïlande ne peut accueillir que 300 personnes par jour, contre 500 auparavant. 

La crise humanitaire se poursuit donc en Birmanie. Malgré la libération de milliers de travailleurs forcés, le calvaire continu pour une grande majorité d’entre eux, souvent dans les mêmes infrastructures où ils étaient forcés de travailler. Le démantèlement d’une partie de ce trafic d’êtres humains donne de l’espoir dans une région gangrenée par la criminalité. Seulement, le travail reste important pour les gouvernements régionaux dans la lutte contre ces camps de cyber-escroquerie.

Un Pakistanais résumait ainsi la situation pour Associated Press: « Les patrons sont riches à millions et peuvent tout acheter pour continuer leurs opérations, quand pendant ce temps, nous, on meurt ici ». Finissant sur cette question qui taraude tous les travailleurs libérés: « Quelqu’un va-t-il venir nous sauver ? »

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