La « révolution de 1932 », comme elle est nommée, a été menée par un groupe d’une centaine de personnes, le « parti du peuple », composée à part égale d’officiers commandé par Luang Plaek Phibunsongkhram et de civils dirigés par Pridi.
Formés en Europe, ils aspirent à exercer les responsabilités les plus élevées dans l’armée et l’appareil d’Etat. Mais ils ont conscience que les nobles monopolisent le haut de la hiérarchie.
Loin d’être des républicains, et encore moins des révolutionnaires, ils tenteront de convaincre le roi d’accepter de partager le pouvoir dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle où celui-ci conserverait des pouvoirs importants.
Le premier gouvernement est dirigé par un représentant du roi, qui organise en mai 1933 un coup d’Etat contre Pridi lorsque celui propose un plan de « nationalisation volontaire des terres », selon lequel les nobles acceptent de vendre leur terre à l’Etat.
Pridi est contraint à l’exil, les officiers du parti du peuple sont dispersés aux quatre coins du pays, et une loi anti-communiste est adoptée contre « toute tentative d’abolition partielle ou totale de la propriété privée ».
La victoire royaliste est éphémère, les jeunes officiers du « parti du peuple » réussissant un contre-coup en juin 1933 qui ramène Pridi au pouvoir. En octobre 1933, les royalistes organisent un nouveau coup d’Etat en mobilisant des troupes de province qui marchent sur la capitale.
Les troupes de Bangkok commandées par Phibun et financée par les hommes d’affaires, remportent la victoire mais le gouvernement du parti du peuple ne réprime pas durement les royalistes et les invitent à reprendre les négociations en vue d’un compromis politique.
Cette instabilité politique est la conséquence de l’exclusion de la population des luttes de pouvoir qui se jouent selon l’influence des factions respectives au sein de l’armée.
La constitution de 1932 n’a pas apportée de réelle démocratie permettant à la population de choisir ses élus, et le cas échéant, de les soutenir. Un parlement est bien créé mais la moitié de ses membres seulement sont élus, l’autre nommée par le roi et le gouvernement composé par le « parti du peuple ».
La formation de partis politiques sera autorisée en 1933 et les travailleurs obtiennent le droit de créer des syndicats. Mais lors de la première grève des moulins à riz, les dirigeants syndicaux seront arrêtés et les syndicats supprimés.
Les partis politiques seront aussi interdits après la tentative des royalistes de créer leur propre parti pour obtenir une majorité de députés à l’assemblée. Les libertés politiques sont supprimées et la presse muselée au bout de quelques mois.
Les années qui suivent mettront aux prises trois clans : les royalistes qui cherchent à rétablir la monarchie absolue contre ceux qu’ils considèrent être des « communistes », et les deux factions du « parti du peuple » au gouvernement, les civils et les militaires.
Coups et contrecoups d’Etat se succèdent, sans que jamais le peuple ne se soulève en faveur de l’une ou de l’autre faction. Les royalistes sont les premiers perdants. Après l’échec du coup de 1933, le roi et la plupart des nobles partent en Europe. Le roi abdique en 1935.
Mais les « révolutionnaires » de 1932 ne voulaient pas d’une république qui aurait pu conduire à une démocratisation permettant progressivement au peuple de participer à la politique.
La « nationalisation volontaire » des terres de la noblesse est abandonnée, alors même que des voix s’élèvent en faveur de la vente du domaine royal pour financer une relance de l’économie touchée par la crise de 1929. Le gouvernement préfère sauvegarder la monarchie et désigne un obscur neveu du roi, alors âgé de 10 ans, comme successeur. Mais pendant 16 ans, jusqu’en 1950, la Thaïlande restera sans roi régnant et vivant sur son sol.
Les civils emmenés par Pridi seront les deuxièmes perdants. La survie du gouvernement tenait à la capacité des officiers membres du « parti du peuple » à opposer les bataillons de Bangkok aux bataillons de province emmenés par les royalistes. Le prix à payer sera une montée en puissance de l’armée une fois le danger royaliste écarté. Les effectifs de l’armée sont doublés, le budget de l’armée porté à 26% du budget national de 1933 à 1937.
Le chef de la faction militaire, Phibun, devient premier ministre en 1938, et cumule les postes de ministre de la défense, des affaires étrangères et de chef de l’armée. Le parlement est soumis, et le budget de l’armée porté à un tiers. Phibun noue des alliances avec le gouvernement japonais et fonde un mouvement de jeunesse ayant les jeunesses hitlériennes comme modèle.
Des thèses affirmant la supériorité de la « race Thaï » voient le jour ainsi que des campagnes racistes contre l’importante minorité chinoise de Bangkok et les autres minorités ethniques. L’armée devient aussi un foyer d’industrialisation.
Le ministère de la défense crée des entreprises publiques dans le textile et le pétrole. En 1941, un « plan national d’industrialisation » étend l’intervention du ministère de la défense à tout un ensemble d’activités industrielles, agricoles et de transport. L’objectif est de contrôler voire d’exproprier les entreprises existantes dans ces domaines, dont les propriétaires sont souvent chinois, « afin de créer une économie Thaï pour les Thaïs », qui se voient réservés toute une série d’emplois.
Un code de la nationalité est adopté en 1939, qui oblige les minorités ethniques à « devenir » thaïs, en apprenant la langue, en changeant leur nom et en envoyant leurs enfants dans des écoles thaïs. Beaucoup d’entrepreneurs chinois deviendront ainsi « thaïs » et dirigeront les nouvelles entreprises publiques. Le nationalisme permettra ainsi une jonction de la bourgeoisie industrielle et commerçante avec l’appareil politique civil et militaire.
Danielle Sabaï et Jean Sanuk